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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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2 octobre 2015

DE l'APPARENCE, et de PYRRHON

 

 

"Pyrrhon ne détermine en rien de manière dogmatique en s'appliquant à contredire, et il suit les apparences" selon Enésidème, cité par Diogène Laerce. Plus loin il précise (DL,IX, 107) : "lorsque des impressions variées nous frappent, nous dirons qu'elles apparaissent, les unes et les autres ; et la raison pour laquelle ils posent, disent-ils, les apparences, c'est qu'elles apparaissent".

Plus nettement encore, Timon, le disciple de Pyrrhon écrit : "Mais l'apparence règne partout, où qu'elle aille".

Tout le probème, dès lors, est de bien sasir ce que les Pyrrhoniens entendent par apparence : to phainomenon. Il faut d'abord écarter ce qui relève de l'usage ordinairre de notre langue, qui nous contraint, quasi mécaniquement, à opposer l'apparence à la réalité, apparaître à être, ou à vérité. C'est là un dualisme hérité de la métaphysique, nommément platonicienne (sensible et intelligible, image et idée, temps et éternité). Ce qui apparaît nous semble marqué du sceau de l'illusion, du mensonge et de la tromperie. L'apparence serait un voile de séduction, un mirage gracieux ou disgracieux, qui nous éloignerait de la conception du vrai (l'idée). Pour saisir l'intuition de Pyrrhon il faut prendre l'apparence comme telle, comme une apparition, mieux encore un "apparaître" - non point d'une réalité cachée, d'un secret indicible, d'un "être" permanent et transcendant, mais un apparaître comme tel, absolu, sans référence à une dimension quelconque, valant par soi en en soi. Marcel Conche, dans son étude remarquable - "Pyrrhon ou l'apparence" - précise : non pas apparence "de", ni apparence "pour" - l'apparence n'ayant à se justifier ni par rapport à une réalité supérieure, ni par rapport à un sujet. Double exclusion : et du dualisme apparence-réalité, et du dualisme objet-sujet. L'apparence n'est pas plus un objet pour un sujet qu'une image masquant le réel. Elle "règne partout, où qu'elle aille" - il n'y a que des apparences. On mesure du même coup combien notre langue est inapte à rendre compte de ce mode de pensée. Il nous manque un terme approprié. Pour ma part j'utilise toujours le verbe : apparaître, pris substantifiquement, pour marquer le mouvement par lequel se fait l'apparaître comme tel. - Un détour par le grec s'impose.

Phainomenon : ce qui apparaît aux sens. De phaino : mettre en lumière (phôs, photis, photon), faire voir. C'est la lumière du soleil qui fait voir, apparaître, se montrer, briller, se révéler. De là nous avons phantasis, vision ; phantasia, image : phantasma, apparition ; phantasmos, image vaine ; phantastikè, imagination. Cet ensemble lexical repose tout entier sur l'idée de lumière (phos). C'est la lumière, du soleil au premier chef, qui rend visible la nature, et nous mêmes à nous-mêmes. L'apparence, c'est la brillance d'un monde révélé dans son éclat, présent d'une présence immédiate et indiscutable. Il y a, c'est imparable. C'est l'acte fondateur de toute confiance, de toute adhésion à la "réalité" du monde. Seul un fou pourrait suspendre cette évidence pour se perdre dans d'interminables rationalisations sur l'être et le non-être. Où est le dualisme ? Où la distinction du sujet et de l'objet ? Où voit-on que c'est le sujet qui construit une image du monde en se posant comme une entité souveraine face à l'inertie d'un monde purement objectal ? Fadaises et mirages d'une certaine "philosophie" qui s'est noyée dans le chagrin et le ressentiment, brâmant après l'être perdu et la vérité introuvable.

Le monde est là et il n'y a en pas d'autre, hormis les chimères d'une imagination déréglée, rêvant de retour au paradis perdu, lequel n'existe qu'à la manière d'un fantasme - invention diabolique pour dénigrer l'innocence de l'apparaître, l'insignifiance d'un surgissement ininterrompu de sensations, perceptions, images, formes innombrables, naissant, passant, fluant ou refluant, flux intarissable, fleuve intemporel. D'où le pilonnage impitoyable de toutes les catégories de l'intellect : être, non-être, devenir, stabilité, substance, devenir, savoir, causalité, finalité, raison, et même le Logos, cette obsession de la pensée à fixer en concepts, à déterminer et classer, à juger et condamner : Pyrrhon ne détermine rien, ni le bien ni le mal, ni le vrai ni le faux, ni le juste et l'injuste, considérant toutes choses comme égales, dans l'innocence de l'apparaître. "Pas plus ceci que cela" : a-diaphora, non-différence, absence d'attachement.

Cette pensée, "pensée de la non-pensée", radicalement décalée par rapport au courant dominant de la philosophie occidentale, si proche de certaines intuitions orientales (faut-il rappeler que Pyrrhon a suivi Alexandre en Asie et qu'il a côtoyé les sages de là-bas), a je ne sais quoi de frondeur, paisiblement frondeur, sans violence et sans haine, qui nous dégage si bien des obsessions contemporaines de l'avoir, du faire et de l'être, pensée d'un midi de soleil et de farniente au bord de la Méditerranée, heureux séjour aux paysages céruléens de l'éternelle Hellade.

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