ESSAIS de POETOLOGIE (21) - LE LIEU RESTANT : HOLDERLIN
Je vous propose un poème de Hölderlin qui thématise le "pauvre lieu" restant. Traduction personnelle, au plus près du texte original :
LE COIN de HARDT
Vers le bas penche la forêt,
Et pareils aux bourgeons, pendent
En dedans les feuilles, auxquelles
En bas monte en fleurs le sol,
Non sans témoignage
Car ici Ulrich
Est allé ; souvent médite, sur son passage
Un grand destin
Prêt, au lieu restant.
Le texte est énigmatique, excessivement ramassé en soi-même. Pourtant on voit se dessiner un chemin vers le lieu qui reste, l'obscur, l'écarté, le persistant, au détour d'un paysage forestier où se mêlent les feuilles concentées en bourgeons, pendant vers le sol, où Ulrich - mais qui est Ulrich ? - est passé, dans un temps inassignable, hors du temps, marquant le lieu d'une trace insensible mais réelle : cela a eu lieu, et cela demeure, mémoire ineffaçable d'un "jadis" à jamais perdu, mais toujours présent dans la pensée du poète.
Cet énigme d'un passé-présent, passé comme réalité perdue et présent comme efficience symbolique, mériterait un approfondissement, lequel nous entraînerait sans doute dans les arcanes souterrains de la langue et du devenir langagier de chaque sujet humain.
Qu'est-ce qui reste quand tout nous quitte, le pays, la tradition, la certitude et l'espoir, et l'illusion même, cette soeur du coeur ? Il ne reste que la langue, elle qui ne passe, ni ne trépasse, tant qu'il y aura des poètes pour enchanter le monde, et une communauté capable d'en recevoir la résonance. C'est peu, c'est un restant, un lieu restant, énigmatique, mais riche de possibilités infinies. C'est ici que nous habitons, c'est ici que nous sommes, dans la mesure, bien pauvre en vérité, où il nous est loisible d'être plus qu'un simple passage.
C'est ainsi que moi-même, revenu de bien des égarements et de bien des vertiges, je me plais à demeurer, habité de mille voix éblouies et éblouissantes, frémissant de la musique venue de loin, qui se mêle aux voix présentes, opéra mirifique, au plus près du réel, dans cet entre-deux où palpite le coeur, accordé à la voix des âges.