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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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17 mars 2015

SITUATION de la POESIE en 2015 (I,II,III)

 

"Il faut être absolument moderne" disait Rimbaud. Certes, mais nul ne l'est absolument, si toute époque, quelle que soit son ardeur à recréer l'univers poétique, est fatalement vouée à la dissolution, laissant la place à une autre. On n'est moderne, selon la loi du temps, que relativement, dans les deux sens du terme.

Cela dit, quelle serait la modernité du poète actuel - au regard de ce qu'il doit au passé, de ce qu'il ne peut que rejeter, et de qu'il peut ouvrir pour le futur ? Cette question, qui est de toutes les époques, prend à mon sens une acuité exceptionnelle aujourd'hui, vue la brûlante situation du monde contemporain. 

Le poète est, plus que d'autres peut-être, extrêmement sensible aux aléas, aux contradictions, aux tensions de la société où il vit, et plus encore, aux turbulences de l'humanité toute entière. Je ne partage pas le point de vue ordinaire qui voit le poète engoncé dans une étroite subjectivité, attentif aux seuls mouvements intérieurs, comme une sorte d'autiste hébété, dont la seule originalité serait de chanter les aléas capricieux de son humeur. Le romantisme a vécu, et le surréalisme aussi. Je crois plutôt à une participation du poète, dans les profondeurs de son âme, aux mouvements collectifs, bien que voilés, souterrains et invisibles, à une vibration de son inconscient aux sollicitations obscures de son époque, comme si une volonté, un pressentiment obscurs traversaient son être, hantaient ses rêves nocturnes, parlaient à la manière d'une voix indéchiffrée dans les productions de sa pensée. Le poète est une sorte d'éponge qui absorbe, sans conscience ni intention, les sollicitations éparses dans la société alentour, qu'il tente de traduire dans son langage propre, comme fait le peintre, qui lui aussi, témoigne bien mieux que le philosophe, des problèmes de son temps. L'art a toujours un temps d'avance sur la réflexion philosophique ou sociologique, en raison du primat de la sensibilité sur la raison raisonnante.

Ce que le Hölderlin tardif découvre et thématise c'est la mort définitive des dieux, l'impossibilité de reconstruire la splendeur passée, celle de la culture grecque, et plus encore, l'"infidélité" divine, à laquelle répond nécessairement l'infidélité humaine, la nécessité d'une rupture avec la tradition, et l'acceptation d'un monde sans dieu - atheos - sans transcendance ni signification, d'un monde où l'origine et la fin ne "riment plus ensemble", entendons qui ne répond plus du tout à l'exigence d'une totalité unifiée par le sens. Si l'on prend cette idée au sérieux, cela signifie que le modèle religieux du christianisme, où précisément l'origine et la fin se confondent (la séparation et le retour à dieu dans la parousie) a vécu, mais également, prophétiquement, la vanité des philosophies de l'Histoire, celles de Hegel ou de Marx, qui tentèrent d'édifier un système d'unification dialectique (la raison, ou la société sans classes) par de là la séparation et la chute dans le malheur de l'histoire. Dorénavant il n'y a plus de sens prévalant, de destination nécessaire ; le temps devient le pur déploiement, sans finalité, d'une activité humaine pour laquelle il n'y a plus de sens a priori ni de finalité, ni de réunification. Le temps c'est l'ouverture infinie, l'indétermination maximale, qui, dans cette fuite du sens, impose une révolution complète de nos manières de penser et d'agir. Cette révolution mentale impose une révolution artistique, dont le poète nouveau serait l'image nouvelle, proprement inouïe.

Même la mort change de statut  : de la mort héroïque d'Achille nous passons à la mort banale, expéditive, sans gloire ni panache, absurde et administrative, d'un quidam qui finit obscurément dans une boîte. Si Homère donnait au poète la noble fonction d'immortaliser le héros, qui songerait, de nos jours, à entamer un hymne nécrologique en l'honneur d'un politique ou d'un administrateur de société ?

Nous mourons comme nous naissons, dans l'anonymat d'un destin sans grandeur. Cette remarque est moins banale qu'il y paraît : l'héroïsme et la divinité vont de pair, comme on voit chez Homère et Pindare. La chute des uns fait la chute des autres, entraînés ensemble dans le vortex de l'insignifiance.

Je ne sais si Hölderlin a pleinement évalué la portée considérable de son intuition, s'il a su accomplir le deuil et la séparation, renoncer intégralement à ce qu'il avait adoré - on le verrait plutôt balancer sans fin, ou se figer dans une sorte d'inaccomplissement, entre nostagie et détachement - mais nous, nous avons à porter pleinement ce message, à en déployer la teneur explosive, à prendre acte de ce "vide" structurel et constitutif de la modernité, à en sonder toutes les composantes et toutes les implications, sans peur, sans nostalgie, à marcher résolument dans la voie de ce nouveau destin, sans chercher, comme fait Heidegger relisant Hölderlin, une sorte de rémanence de l'Etre, nouvelle idole, nouvelle religion, nouvelle attente et espérance.

Hölderlin, pourquoi en parler, pourquoi de lui ? Parce c'est en lui que se fait ce passage, la première fois, bien qu'inaccompli, et que notre tâche est de l'accomplir. En clair, le poète moderne fait le deuil des dieux et de dieu, et des idéologies issues de la philosophie de l'Histoire ; il s'accepte comme voyageur sans boussole dans l'espace inconnu du vide, et se propose de l'explorer sans concessions.

 

                                             II

 

Depuis Hölderlin on s'est échiné à combler le ciel vide avec des déités substitutives, à croire que rien ne s'était passé : l'Histoire, la société sans classes, le progrès, la croissance indéfinie, le marché, la jouissance illimitée, etc, tristes éponymes d'une gloire défunte, pauvres hochets et misérables cache-misère, qui ont fait leur temps, en dépit d'une apparente persistance. Il faut croire que l'humanité préfère à la liberté la soumission aux idoles, si l'idole permet une sorte de saturation temporelle, ou comme dit Hölderlin, un temps qui fait rimer l'origine avec la fin, plutôt qu'un temps ouvert sans finalité. L'esprit humain s'obsède sur la clôture, sur le cercle qui fait revenir l'origine dans la fin, comme on voit aux mythes de l'éternel retour, dont la structure est tenace, inscrite sans doute dans l'inconscient comme sa loi spécifique. C'est dire aussi que l'accès au temps indéfini est l'accès à la maturité de l'esprit, le signe d'une autonomie de la conscience.

Hölderlin dépasse souverainement les deux siècles suivants, marqués de la régression à l'idéologie, par son saut qualitatif et révolutionnaire dans l'ouverture. La plupart des poètes, après lui, en sont encore à rêver un monde enfui, même l'excellent Rimbaud, même Nietzsche, qui n'évite pas les hallucinations grandiloquentes de l'Eternel Retour et du Surhomme. Toujours du religieux, encore et encore, sous les travestissements baroques et controuvés.

Il est vrai qu'assumer l'âge du vide métaphysique et historique est la chose la plus difficile, - "mais le plus proche est le plus difficile". Or le vide est le plus proche, sensible en tout être vivant et sentant, pour peu qu'il fasse un instant retour vers soi-même. Qu'est-ce qu'une vie qui mène à la mort ? Qu'est ce qu'un savoir qui ne nous permet, ni de connaître les choses, ni de nous connaître nous-mêmes ? Qu'est ce qu'une culture qui ne réalise rien qui ne soit périssable et voué à la destruction ? A dire vrai nous construisons des palais sur du sable mouvant. C'est notre époque, la première sans doute, qui peut accéder à une représentation parfaitement juste, à l'idée de l'impermanence universelle, à la caducité universelle, jetés que nous sommes entre un monde passé, qui n'était qu'échaufadage illusoire, et un futur infiniment incertain, où l'idée même d'avenir semble se vider de toute substance. Qui peut jurer que ce monde, tel qu'il est, avec sa monstruosité technique et son accélération foudroyante, pourra durer encore ? 

Hölderlin écrivait : "Existe t-il une mesure ? - Il n'y en a aucune". Il n'y en a aucune, pour l'heure, dans la psyché des hommes, si ce n'est ce qui reste des mesures anciennes, toutes obsolètes et inefficaces. C'est la pagaille, l'âge anomique - ou aorgique, comme dit Hölderlin. L'homme moderne, s'il veut poursuivre l'aventure de la vie, et il n'est pas si sûr qu'il le veuille à voir l'ignominie contemporaine, se doit impérativement de fonder la Nouvelle Mesure, celle dont il n'existe aucun prototype au ciel intelligible. Mais cette mesure, incontestablement existe - virtuellement - dans le fait que l'existence sur terre est menacée par l'extravagance industrielle, la course au profit sans régulation, par une conception antique de prolifération et de mobilisation infinies. Le poète se fera le porteur de cette vérité incontournable, exhibant dans son chant la vérité sensible d'une époque sans vérité, non pour annoncer quelque divinité ou Etre à venir, mais pour creuser dans le néant à la recherche d'une fleur - la fleur enfouie, sublime et gracile de la beauté, celle-là même qui est vie, et condition de la vie.

 

                                                 III

 

On peut dire aussi, en un sens complémentaire, que notre époque est celle de la responsabilité infinie, envers éthique de la liberté. L'une ne va pas sans l'autre. On ne peut plus, de nos jours, comme faisaient les Grecs de l'Antiquité, mettre nos déboires et nos passions sur le compte des dieux, ni, comme feront les chrétiens, de la Providence "dont les voies sont impénétrables". C'est se dédouaner un peu trop légèrement. Si notre civilisation se précipite vers sa fin ce sera notre oeuvre, et de nul autre. Il est vrai aussi que la situation actuelle résulte de toutes les décisions, oublis et négligences des époques précédentes qui ont gravement péché par outrecuidance, croyant que l'homme pourrait accéder à une sorte de déification - espoir qui se retrouve aujourd'hui encore dans certaines affabulations délirantes de l'"homme augmenté" par les innovations technologiques, - certains annonçant sans vergogne un accès de l'homme à l'immortalité par des greffes neuro-informatiques. En fait c'est le paradigme général de la techno-science qui est ici en débat, non qu'il faille revenir à la chandelle et à la charrue, mais la technologie doit être soumise à une autre vision de la nature et de l'humanité.

La poésie est aujourd'hui la plus démunie, la plus indigente, la plus méprisée de toutes les formations culturelles. Il suffit pour s'en convaincre de voir la viduité éditoriale. Ce n'est pas une raison pour baisser les bras. On peut compter sur une influence indirecte au long cours, comme fait la philosophie, elle aussi sans action immédiate, mais qui prépare avec ses propres moyens une évolution-révolution de la représentation. Ces deux disciplines ont en commun, dans le meilleur des cas, d'ouvrir la pensée à ce qui échappe à toute pensée, à tout discours convenu, à ce refoulé, cet impensé structural qui soutend le paradigme de notre civilisation, ramenant la pensée à cet originaire qui est de tous les temps, intemporel et salutaire, à la source d'où jaillit, inépuisable, le flux de la conscience et de la vie. Autrefois c'était le divin qui se proposait comme médiation entre nous et la source - songeons aux cultes dionysiaques inspirant la tragédie attique - aujourd'hui, en lieu et place du divin, nous sommes en mesure de penser la nature omniprésente et englobante comme norme ultime et nécessaire : non pas la nature objectivée, réifiée dans le discours scientifique, mais la Nature naturante, potentialité infinie, énigme poétique, vérité ultime et indépassable. A cette vérité, humblement, la poésie peut nous conduire.

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