NATURE ET ART : HERMANN HESSE
Hermann Hesse : "Le monde nous gratifie de peu de chose à présent, il semble n'être que vacarme et angoisse ; cependant l'herbe et les arbres continuent de pousser. Et même si un jour la terre entière est recouverte de blocs de béton, le grand ballet des nuages se poursuivra dans le ciel ; ici et là des hommes continueront d'ouvrir grâce à leur art la porte d'accès au divin".
Que faut -il entendre par "divin"? Qu'est ce qui est divin? Le texte exprime clairement sa nature : c'est la poussée des herbes et des arbres, c'est le ballet des nuages dans le ciel. C'est la nature éternelle, ici symbolisée doublement, par la croissance (c'est le sens originel de natura, nasci : naître ; en grec phuein, phusis : croissance), laquelle ne saurait être durablement affectée par les turpitudes humaines - et l'éternelle agitation du ciel : nuages, soleil, lumière, orages, tourbillons alternant avec le calme et la sérénité. La nature est mouvement, création et destruction, éternellement. Elle nous fait mesurer, par sa perenne puissance, la caducité relative de nos entreprises de domestication, leur caractère passager, et par extension notre indépassable mortalité.
Je ne vois rien de religieux, de mystique ou d'irréel dans cette position de Hesse, plutôt un sentiment "océanique" d'appartenance au Tout, de confiance, d'adhésion à la loi supérieure de la nature. Sentiment qui fut si puissant dans la première philosophie grecque, chez Héraclite ou Empédocle, bien différent des effusions théologiques ou mystiques. Ce sentiment originel s'exprime dans l'image d'un kosmos, un monde habitable, véritable demeure des hommes, le même que celui que désigne Hölderlin lorsqu'il dit que "l'homme habite poétiquement la terre", et qui toujours se réfère à la dimension immesurable du Tout. La phrase de Hesse exprime une continuité d'inspiration à travers les siècles, rétive aux prétentions de maîtrise et d'arraisonnement de la nature. Non qu'il faille condamner l'humanité, mais la ramener perpétuellement à la source vivante, à la puissance fondatrice de toute culture, en dénonçant les dérives de la volonté de puissance, les ambitions pharaoniques d'une technologie sans norme, affolée par l'ivresse de la démesure.
Paradoxalement on pourrait soutenir que c'est la religion qui a ruiné le divin, nommément la region monothéiste, en opposant la surnature à la nature, en clivant l'opposition entre le créateur et la création, entre le spirituel et le matériel, entre l'âme et le corps, en introduisant jusque dans les profondeurs de la psyché cette contrariété fatale. Pour ma part j'ai tendance à concevoir l'histoire de la pensée, entre Platon et Heidegger, comme une gigantesque erreur de perspective, une longue névrose dont "la mort de Dieu" est l'ultime avatar, le dernier soubresaut. Encore que pour autant les racines du mal ne soient pas extirpées, puisqu'on voit de toutes parts des rejetons morbides continuer leur travail : le fantôme erre toujours, et sans doute faudra-t-il beaucoup de temps avant que naisse une autre sensibilité.
Pour Hesse, dans la ladrerie affigeantante d'un temps "qui nous gratifie de peu de chose, que le vacarme et l'angoisse" c'est l'art qui préserve l'accès au divin. J'aimerais le penser. Mais je vois, dans d'innombrables "oeuvres" contemporaines bien peu de beauté, s'il est inévitable que l'art reflète l'esprit du temps, s'en inspire et le présente dans ses manifestations essentielles. Qui, parmi les artistes, se réfère aujourd'hui à la beauté, quand il s'agit si souvent d'être original à tout prix, outrancier, provocateur, anxiogène et hystérique? L'art présente le monde tel qu'il est, et ce n'est pas la faute de l'artiste si ce monde est hideux. Au moins pourrait-il s'en affranchir, s'il en a le désir, et perpétuer la tradition innovante du beau. Bien sûr il y a de tels artistes, et il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Peut-être les voit-on davantage en poésie qu'en peinture, ce qui ne serait pas un hasard. La poésie se dégage spontanément de l'apparence immédiate, de l'image, des clichés de la perception, elle ressuscite la dimension symbolique, celle précisément qui est mise à mal par la dictature des images.
L'oeuvre de Hesse - qui ne connaît "Siddharta", "Demian" ou le "Loup des Steppes" et tant d'oeuvres remarquables et populaires - est un vibrant plaidoyer pour l'intelligence du coeur, invitant tout un chacun à faire ce travail intérieur de la connaissance de soi, à sonder ses propres contradictions, à les vivre pour les dépasser, en les intégrant, en les spiritualisant. Ce n'est pas un hasard s'il figure parmi les classiques, un des plus lus et commentés de par le monde. Il est clair que lui nous ouvre la porte, non du rêve de l'impossible, des billevesées de la fantasmagorie, mais de ce divin qui est la permanence, en nous et hors de nous, de la nature universelle.