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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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26 mars 2014

"La MORT a VENISE" : APOLLON et DIONYSOS

 

 

A quoi tient le charme exceptionnel de "La mort à Venise" de Thomas Mann? Le mot qui me vient c'est "envoûtement". L'envoûtement est un processus magique visant à fasciner quelqu'un pour le soumettre à notre volonté. Le livre fascine, en ce qu'il introduit le lecteur dans un monde enchanté, le conduit lentement par les dédales obscurs de la narration vers un abîme insondable, et le laisse pantelant aux rivages de la mort. Et tout cela sans pathos excessif, sans fioritures langagièes, mais avec une logique imparable : dès que le héros, ce professeur vieillissant ne vivant que de culture et de livres, débarque à Venise pour quelques jours de villégiature, c'en est fait de lui, la nécessité tragique s'est enclanchée. Gustav Ashenbach, c'est son nom, littéralement "ruisseau de cendres" (est-ce un hasard?) s'est ému jusqu'au tréfonds de la beauté merveilleuse d'un jeune adolescent au prénom enchanteur, "Tadzio", "Tadziou", et voici que remonte en lui une immense nostalgie de la jeunesse, un désir vague et poignant, une sorte d'angoisse diffuse qui l'étreint, entre vénération et désespoir, espoir et culpabilité, un amour absolu et ravageur de la Beauté, avec l'affreux pressentiment d'une issue catastrophique. Une épidémie de choléra se propage dans Venise. Toute la question, d'une simplicité racinienne, tient en deux mots : partir ou rester. La raison dit : "pars". La passion dit : "reste". Aschenbach reste.

Un roman ordinaire sur le retour d'âge eût fait chavirer banalement le vieil homme en présence de quelque naïade vénitienne, jeune fille écervelée à la recherche du père, ou femme jeune encore, comme cet "Ange Bleu" (Marlène Dietrich) qui fut la ruine du vieux professeur amoureux. Non, ici le beau est incarné par le garçon aux boucles blondes, au sortir de l'enfance, d'une beauté absolue, et où, pourtant, Aschenbach croit déceler les indices d'une secrète morbidité : "il ne vivra pas longtemps". Dès le début la ronde fatale de la beauté et de la mort entoure le héros fasciné de son sortilège : la beauté, hélas, ne serait-elle qu'un masque, la perfide, l'envoûtante figure de la mort?

L'intérêt exceptionnel de ce livre tient, à mon sens, dans les contrariétés insurmontables dont le coeur d'Aschenbach est le théâtre : la vieillessse ennemie, et la jeunesse triomphante, mais éphémère. La culture, à laquelle le héros a voué (sacrifié?) toute son énergie, au long d'une longue vie de création littéraire, face à la nature native et naïve, juvénile et souveraine, incarnée par l'adolescent ; et surtout, surtout, la beauté, filtre magique, trouble et incandescence, qui réveille tous les désirs enfouis, les pulsions secrètes d'un âme ardente, corsettée par la culture et la maîtrise de soi, la vocation artistique, la réputation et la moralité. Comment pourrait-il suivre l'appel de la passion, et d'une passion inavouable, si contraire à l'éthique chez un homme rassis et vieillissant, n'est ce pas le comble de l'absurdité? Et le vieil homme, qui connaît son Platon, se met à rêver, le voici dans les jardins d'Athènes, auprès de Socrate et de Phaidros, discourant sur l'amour du beau, la dialectique ascendante qui mène des beaux corps à la beauté de l'âme. Mais son âme, à lui Aschenbach, ne monte pas vers le céleste, tout au contraire, elle est transie toute par les remontées acides, les tourbillons infernaux, craquelée et fissurée de toute part, livrée à l'angoisse, déchirée entre le désir et sa condamnation. Il voudrait quitter la ville, fuir le choléra, rembarquer - il faudrait quitter Tadzio, ne plus le voir, ne plus le contempler - il ne le peut.

Mais la contrariété la plus saisissante, qui donne son épaisseur tragique au roman, c'est la discrète, mais persistante opposition entre Apollon et Dionysos, ces deux principes artistiques que Nietzsche avait exposé dans la Naissance de la Tragédie. Apollon, évidemment, apparaît à Aschenbach sous les traits de Tadzio, cet éphèbe parfait, grâce et beauté, promesse de bonheur, rêve éveillé, mirage et splendeur ineffable. Et, sous le charme, Aschenbach se met à platoniser - d'ailleurs cet amour lontain et chaste, cet amour tout de distance, de retrait et de silence, n'est-il pas "platonique", voire platonicien? Venise n'est-elle pas Athènes, et lui n'est-il pas Socrate, un Socrate barbu, un peu satyre, un peu bouffon, avec son allure empesée d'universitaire germanique, lui qui n'ose pas même s'approcher du jeune homme, encore moins lui parler, et rougissant comme un gamine à son approche? Mais les semaines passent, rien ne se passe, mais voilà l'épidémie de choléra, des morts, des mourants, la maladie abjecte et détestable, rampante et invisible. Aschenbach dort de plus en plus mal, il fait des rêves épouvantables, le gracieux adolescent cède la place aux Bacchantes enfiévrées, aux cortèges dionysiaques, au grotesque et au monstrueux, à la sauvagerie déchaînée, à l'ivresse et à la folie. On n'est plus dans le Banquet de Platon, mais dans les Bacchantes d'Euripide, avec la mort annoncée, la mère délirante déchirant le corps de son fils, et le triomphe du dieu. Nous nous souvenons soudain que Dionysos était vieux-jeune, enfant-vieillard, homme-femme, mortel-immortel, dieu de tous les masques et de toutes les métamorphoses, et qu'Apollon lui même est encore Dionysos. Alors?

Le livre s'achève très simplement. Et nous, nous rêvons longtemps. N'était-ce qu'un rêve? Ou bien est ce le rêve qui est réel? Et qu'est ce que la beauté? Un rêve, le rêve d'un rêve?

 

 

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Commentaires
C
"Il y a des créatures destinées les unes aux autres qui n'arrivent jamais à se rencontrer et qui se résignent à aimer une autre personne pour raccommoder l'absence. Elles sont sages."<br /> <br /> Erri De Luca (Trois chevaux)
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A
Tout ce que nous vivons, tout ce que nous expérimentons vient à nous dans cet amour de la vie absolument indépassable. A moins de faire de nous des fantômes échoués sur terre, corsetés à mort dans les préjugés et les traditions, nous faisons tout un chacun nos propres choix. L'amour des deux héros n'est pas la règle, mais c'est le leur, au moins n'emporteront-ils pas le regret de ne pas avoir aimé dans la tombe. <br /> <br /> Pour ce qui concerne la beauté cher Guy, ce jour est à noter d'une pierre blanche, mais je souhaite être une lectrice de bonne foi :-)<br /> <br /> « Celui qui contemple la beauté humaine, le souffle du mal ne peut rien sur lui : il se sent en accord avec lui-même et avec le monde » (Goethe, cité par Schopenhauer, Le monde comme représentation et comme volonté, livre III, 45)<br /> <br /> La beauté est l'indicible paix.<br /> <br /> Belle et douce journée.
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