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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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10 juillet 2020

LA NATURE ET LA LOI : ANTIPHON le SOPHISTE

 

 " A Corinthe il ouvrit un cabinet donnant sur l'agora et fit circuler des prospectus indiquant qu'il était en possession de moyens permettant de guérir les gens affligés de douleurs en recourant au langage, et qu'il suffisait que les malades lui confient les causes de leurs maux pour qu'il les soulageât" ( Pseudo- Plutarque : "vies des dix orateurs").  On lui doit un traité sur la neurasthénie. De plus Antiphon se fit une grande réputation comme "onirocrite", interprête des songes. On est en droit de poser qu'il est de la sorte le lointain fondateur de la psychanalyse.

Les sophistes grecs ont eu le considérable mérite d'avoir réfléchi sur la nature et le pouvoir du langage, en qui ils voient le caractère spécifique de l'humain. Dans les cités qui s'ouvraient progressivement à la révolution démocratique c'est la parole qui permet la conquête du pouvoir. Aussi les Sophistes, littéralement "les savants" faisaient-ils profession d'enseigner tout ce qui était utile au citoyen : rhétorique, pédagogie, sciences libérales, poésie, politique et droit. Certains, comme Antiphon, font des recherches naturelles et médicales. Leur contribution à la philosophie furent remarquables, mais une longue tradition qui remonte à Platon, obscurcit volontairement leurs apports, défigura leur enseignement et nous priva de l'essentiel de leurs écrits. Il resterait à élucider les raisons de cette conspiration antisophistique, de même que le silence platonicien sur l'oeuvre colossale de Démocrite, que ses contemporains appelaient "la science".

Ce qui m'interpelle dans le passage cité plus haut c'est la trouvaille thérapeutique d'Antiphon : l'homme est malade du langage, c'est lui qui introduit le sujet dans l'ordre artificiel de la culture, en réprimant sa "nature" originelle, en lui imposant des limites et des obligations conventionnelles, en le soumettant à des impératifs souvent néfastes : "Les choses que la loi décrète utiles sont des chaines qui emprisonnent la nature, alors que les choses utiles déclarées telles par la nature sont des libertés". Le propos est clair : suivre la nature c'est l'expression de la liberté originelle, suivre la loi c'est brimer la liberté. Antiphon montre que la loi est finalement contradictoire avec elle même puisqu'il suffit de cacher ses agissements pour paraître vertueux. "Ce n'est pas l'opinion des hommes qui mesure le dommage c'est la vérité". Or la vérité c'est la puissance inaltérable et souveraine de la nature. Si donc l'homme est tombé en maladie, s'il est dépressif ou neurasthénique, s'il souffre de coliques ou de migraines c'est qu'il a violé en lui-même la voix souveraine et harmonique de sa propre nature, se conformant à des exigences extérieures contraires à son véritable bien, à sa propre vérité de nature, et qu'il a créé de la sorte un conflit entre la nature et la loi. La médecine traditionnelle, avec ses remèdes homéopathiques ou allopathiques ne saurait guérir, si le vrai problème est celui d'un usage malheureux du langage : la patient s'est soumis à un discours aliénant, et le seul remède efficace est dès lors de défaire ce discours. Antiphon fait parler le malade, recherche avec lui les causes véritables du symptôme, éclaire les malentendus et les méprises, défait la gangue où le malheureux se débat, ouvre le champ d'une possible liberté en lui faisant retrouver ses véritables besoins. Et dans cette alchimie complexe d'écoute, d'anamnèse et de persuasion, l'interprétation des rêves trouve légitimement sa place, participant de cette logique générale de critique de la convention.

Cette thérapeutique originale se fonde sur une métaphysique : l'opposition entre physis, la nature, et nomos, la loi se double d'une opposition encore plus radicale entre le fond et la forme, absolument révolutuonnaire, contraire par principe à la tradition dominante, socratique, platonicienne et aristotélicienne, qui voit dans la forme (l'eidos) la vérité des étants. En fait Antiphon se fait l'écho d'Anaximandre, qu'il renouvelle à sa manière. Souvenons-nous : Anaximandre avait placé à l'origine de toutes choses l'Apeiron, le sans limites, fond indistinct, éternel et impérissable d'où "les choses sortent et à quoi elles retournent selon la nécessité". Cette prodigieuse intuition trouve dans Antiphon une nouvelle vigueur par l'affirmation du primat absolu de la nature, pensée comme fond permanent, éternel, immuable, indestructible : " Il ne manque de rien et ne reçoit rien en surcroît, mais il est illimité (apeiros) et ne manquant de rien (adéètos)". Le fond c'est cet informe, ce sans-forme qui contient toute chose comme virtualité féconde, ce non limité qui préexiste à toute forme - elle  toujours limitée, soumise au temps donc périssable - cette puissance qui porte toute naissance et toute mort, dont les choses émanent et à quoi elles retournent "selon l'ordre du temps".  Pour qualifier cette puissance de nature éternelle et immuable Antiphon invente le concept d' "arrythmiston" : ce qui est sans rythme. Pour comprendre il faut se souvenir que rythmos désige originellemnt la forme, le contour, la configuration, et nullement la cadence, sens tardif et dérivé. L'Arrythmiston c'est le non-formé, le sans forme, l'informe, cette puissance apparemment passive (comme l'eau) qui est source et contenant universel. En clair tout Rythmos, toute forme est issue de l'Ar-rythmiston, en dérive et y retourne, comme nous faisons tous en naissant puis en mourant. L'arrythmiston est le contenant universel. C'est lui qui, en toute chose est le vrai principe de son "être", la nature propre, si souvent défigurée par l'éducation et la culture, et que le thérapeute travaillera, avec son patient, à libérer.

Jusqu'où allait cette revendication anticonventionnelle et naturaliste d'Antiphon? Nous ne le savons pas, mais Antiphon n'est pas Diogène. Il ne cherche pas à détruire l'institution, ni à faire "de la fausse monnaie". Il a fait sa carrière dans le monde, comme orateur et médecin. Sans doute fut-il un critique exceptionnellement perspicace des vices de son temps, mais comme les autres sophistes, notamment Protagoras, il semble avoir plutôt cherché à amender l'usage du langage et de la parole que de déconstruire l'édifice général de la culture.

Enfin, pour le lecteur intéressé par les questions psychothérapeutiques je dirai que les positions prises par Antiphon sur l'interprétation du symptôme comme mal de civilisation, et la fonction thérapeutique de la parole me semblent annoncer plutôt l'oeuvre de Groddeck que celle de Freud.

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PS : le point de départ de cet article m' a été inspiré par le travail remarquable de Gilbert Romeyer Dherbey : "les Sophistes" Collection Que sais-je? Les développements ici présentés sont de mon crû et n'engagent que moi.

 

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Commentaires
J
Excellent article qui pose le vrai problème du langage par un sophiste, cette race maudite dénoncée peut être un peu trop vite et abusivement par les "grands philosophes" dont Aristote <br /> <br /> Depuis lors, Wittgenstein aurait apporté, selon certains , quelques lueurs sur ce problème du langage qui peut devenir vite abscond <br /> <br /> <br /> <br /> Continuez votre démarche originale: votre blog est passionnant Merci <br /> <br /> Amitiés LJM
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