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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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19 mars 2013

Du SAVOIR de la MORTALITE

 

 

 

Lacan écrivait : "j'ai vécu de me savoir mortel". L'idée est claire : c'est le savoir de la mortalité qui donne à l'être humain son identitité spécifique, bien différente des animaux et des dieux. L'animal semble tout ignorer de son destin, et le dieu est par essence immortel. Ce savoir donne à l'existence une gravité, une densité toutes particulières. Mais c'est un savoir fort incomplet, car si on sait que l'on meurt on ne sait pas quand. A l'angoisse inévitable de la fin s'ajoute l'angoisse d'un non-savoir radical. Aussi ne s'agit -il pas ici d'un savoir ordinaire, qui suppose une maîtrise intellectuelle de la totalité du processus. On pourrait estimer que ce savoir incomplet est pire que l'ignorance. Je comprends que d'aucuns, exaspérés par cette incertitude indépassable, prétendent fixer librement et souverainement l'heure du trépas dans un suicide clairement assumé.

Plus profondément : je sais que je suis mortel, mais de quel savoir? Pour savoir il faut observer, expérimenter. S'il est une chose que l'on ne peut ni observer ni expérimenter c'est bien la mort propre puisqu'en cet instant décisif du trépas je disparais, en même temps que ma conscience. Il est toujours trop tôt ou trop tard pour faire l'expérience de la mort, qui est décidémpent le rendez-vous éternellement manqué. "Si je suis, la mort n'est pas, si la mort est, je ne suis plus". Dès lors de quel savoir parlons-nous? D'où tirons-nous que nous sommes mortels? La question est indéfiniment en suspens, et le savoir impossible. On dit souvent : nous savons bien que nos sommes mortels, mais nous ne le croyons pas". En fait nous ne le savons pas, et en toute rigueur nous ne pouvons pas le savoir. Freud estimait qu'il n'y a aucune place dans l'inconscient pour un savoir de la mort propre, ce qui renforce singulièrement notre propos. Si l'inconscient n'en sait rien, et ne veut rien en savoir, comment un tel savoir pourrait-il s'inscrire comme une évidence existentielle dans le psychisme? Savoir purement intellectuel, de même nature que l'opinion, incertaine, dubitable et sans conséquence.

Et pourtant il serait bien singulier, et dommageable, que nous nous en tenions à cette position sceptique. Nous savons bien que nous sommes mortels, même si nous n'en avons aucune expérience directe, sauf à opérer un déni psychotique, à nous bombarder immortels à l'image des dieux, comme fit Alexandre le Grand qui, dans un accès de rage, transperça de sa lance la poitrine de son ami Cleitos, au motif que celui-ci lui déniait la qualité d'immortel. Peut-être sommes-nous tous un peu psychotiques dans nos tréfonds inconscients, dans nos fantasmes et nos délires intimes. "Nous naissons tous fous, quelques uns le restent" ("En attendant Godot"). La question devient : comment la conscience peut-elle inscrire ce savoir dans l'inconscient, hors de quoi ce "savoir" restera lettre morte, vague intiution intellectuelle sans effet sur le cours ordinaire de la vie?

Ce savoir n'est qu'indirect. Nous enterrons nos proches, nous voyons bien qu'ils sont définitivement absents. Et encore, certains réussissent à se convaincre qu'ils vivent toujours quelque part ailleurs, qu'ils ont simplement disparu, et qu'un jour ils reviendront. Dans "Qui a peur de Wirginia Woolf" une mère s'acharne à nourrir, enmaillotter, soigner son enfant mort comme s'il vivait toujours. On dira : elle est folle. Certes, elle est folle, mais ne le sommes-nous pas tous, peu ou prou? Ma mère, sur son lit de mort, percluse de douleurs, continuait à forger mille projets d'avenir. Et pourtant, je vous l'affirme, elle n'était pas folle. Simplement elle avait la vie chevillée au corps et ne pouvait se résoudre à n'être plus. Et l'immense Goethe n' a-t-il pas déclaré que le dieu lui devait bien une nouvelle existence pour parachever son oeuvre interrompue?

Décidément, ce savoir est bien difficile à acquérir. On dira encore que le sommeil est une petite mort, l'évanouissement, l'orgasme de même, que nos expérimentons bien des disparitions, des suppression de conscience, qui devraient nous instruire de l'impermanence, de la fugitivité de nos vies. Mais observons combien nous sommes pressés de reconstruire la continuité du flux de conscience, oubliant au plus vite l'expérience désagréable. "Ce n'était qu'un sommeil, une absence momentanée, d'ailleurs je suis toujours là, bien éveillé, pour un nouveau jour. Ce n'était qu'un évanouissement passager, un petit malaise". Pour avoir connu de terribles angoisses qui vous terrassent je me suis tenu parfois au plus près de l'abîme. Je ne sais si cela suffit à faire un savoir. Je pense, pour ne pas finir, qu'au fil des expériences, nous développons une double attitude : le conscient sait, l'inconscient ne sait pas, mais devine. C'est dans le décours de nos rêves que nous pouvons observer une certaine modification, un petit gain de savoir : rêves qui manifestent en creux la morsure du manque, du défaut, de la brisure, de la faille. Ce n'est pas encore la mort, c'est du moins une certaine anticipation lyrique ou dramatique où se lira l'intuition de la vérité.

La mort c'est l'imparable. C'est aussi l'impréparable, n'en déplaise à Montaigne. Il se voulait toujours "botté et prêt à partir". Dont acte. C'est toujours mieux que de prétendre s'installer à demeure. Reste à voir la sincérité et la profondeur de ce propos.

 

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Commentaires
G
Peut -être bien que, une fois ce travail de conscience accompli, il n' y ait pas lieu de ruminer plus avant, et de vivre en "nonchaloir, comme fit Montaigne. C'est alors seulement que "la mort n'est rien pour nous"
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D
Nous savons que nous sommes mortels. Ici, c'est le nous qui importe, cet englobant, ce commun qui désigne l'homme en tant qu'il est un être vivant marqué par son inscription dans la nature. Ce nous est une forme subtile de déplacement qui consiste à faire passer un "on" inauthentique pour un pronom personnel impliqué dans son savoir. Ce nous n'est pas moi et ce savoir ne m'engage pas puisqu'il est sans contenu. "Sans intuition, dit Kant, les concepts sont vides". La mort est d'autant plus vide qu'elle prive l'homme de toute intuition à son sujet, de toute vision éclairée et comme tu le dis fort bien, il m'est impossible d'expérimenter la mort.<br /> <br /> Aussi l'idée d'en faire un savoir est-elle aussi creuse que de chercher à faire un trou dans du néant. De même que le réel ne relève pas d'un savoir, la mort échappe à toute connaissance. La seule possibilité est de penser la mort non de la connaître.<br /> <br /> Dés lors, la question qui me semble ici fondamentale est de réfléchir à l'usage possible d'une pensée de la mort. Pour quelles fins sinon pour tenter de mieux penser en vérité la vie elle-même (et non pas l'existence sociale du sujet). Il n'est pas impossible qu'une telle démarche ne soit pas au final au service d'une dévalorisation de la vie au nom de la faiblesse qui s'est emparée du corps et qui trouve dans la pensée de la mort une forme épouvantée de justification. Un tel effort pourrait bien se comprendre comme le signe d'un jugement de valeur adressé à soi comme à tous les vivants, fruit déjà corrompu d'un empoisonnement du jugement sur un mode sado-masochiste : "nous allons tous crever, et vous avec moi !" Aussi, peut-il y avoir de la lucidité à écarter la pensée de la mort à partir d'une intuition du réel qui ne condamne pas l'homme à l'impossible ou au nihilisme.<br /> <br /> <br /> <br /> Ce n'est pas par hasard si Epicure, Spinoza, Nietzsche et même Montaigne sur la fin s'opposent à tout usage éthique de la pensée de la mort, à toute focalisation. Et dans le même temps, force est de constater que tous ces auteurs sont à leur manière, des penseurs tragiques.<br /> <br /> Aussi, ayant pensé la mort comme étant un non-objet, une fois placé le rapport du sujet au réel, l'idée de la mort s'épuise d'elle -même et ne constitue plus, en soi, un enjeu, à moins de cultiver un dolorisme pervers pour le moins ambigu.
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S
Très beau texte. Merci Guy !
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A
Lorsque je viens vous lire, je salue toujours le courage, l'honnêteté et la beauté de vos textes.Tant et tant de pages, tant et tant d'images qui mettent à distance les sujets qui fâchent.<br /> <br /> Nous ne faisons jamais l'expérience de la mort qu'en "seconde personne" comme vous l'écrivez, et dans nos délires qui désavouent jusqu'à la plus implacable des lois naturelles, l'Autre c'est celui que je ne serai jamais: "après moi le déluge". Et vite, de la mort crue, sans fioritures, je vais me dépêcher de faire un tabou, afin de mieux m'en arranger. Oui, tout cela est vrai, jusqu'au jour où vous voyez un ami souffrir pour de vrai. Ce jour-là, vous optez pour la lucidité, pour la préparation, l'accompagnement. L'amitié vous interdit tous les mensonges.<br /> <br /> La société fait de nous des êtres de porcelaine à un point tel que nous classons dans la catégorie des grincheux, voire pire encore, ceux qui osent parler de la mort.Je me demande donc comment nous pourrions ne serait-ce qu'en apprivoiser l'idée.<br /> <br /> Et pourtant, en parler librement, c'est adorer la vie jusqu'au bout comme votre maman et comprendre l'urgence de vivre pleinement chaque instant, puisque nous savons que nous pouvons tous mourir demain, en traversant le chemin.<br /> <br /> Mais mentons-nous quand même juste un peu, et à côté de la lucidité, gardons un peu de folie pour être joyeux.<br /> <br /> Bien amicalement.
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A
Bravo !!!
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