Du SAVOIR de la MORTALITE
Lacan écrivait : "j'ai vécu de me savoir mortel". L'idée est claire : c'est le savoir de la mortalité qui donne à l'être humain son identitité spécifique, bien différente des animaux et des dieux. L'animal semble tout ignorer de son destin, et le dieu est par essence immortel. Ce savoir donne à l'existence une gravité, une densité toutes particulières. Mais c'est un savoir fort incomplet, car si on sait que l'on meurt on ne sait pas quand. A l'angoisse inévitable de la fin s'ajoute l'angoisse d'un non-savoir radical. Aussi ne s'agit -il pas ici d'un savoir ordinaire, qui suppose une maîtrise intellectuelle de la totalité du processus. On pourrait estimer que ce savoir incomplet est pire que l'ignorance. Je comprends que d'aucuns, exaspérés par cette incertitude indépassable, prétendent fixer librement et souverainement l'heure du trépas dans un suicide clairement assumé.
Plus profondément : je sais que je suis mortel, mais de quel savoir? Pour savoir il faut observer, expérimenter. S'il est une chose que l'on ne peut ni observer ni expérimenter c'est bien la mort propre puisqu'en cet instant décisif du trépas je disparais, en même temps que ma conscience. Il est toujours trop tôt ou trop tard pour faire l'expérience de la mort, qui est décidémpent le rendez-vous éternellement manqué. "Si je suis, la mort n'est pas, si la mort est, je ne suis plus". Dès lors de quel savoir parlons-nous? D'où tirons-nous que nous sommes mortels? La question est indéfiniment en suspens, et le savoir impossible. On dit souvent : nous savons bien que nos sommes mortels, mais nous ne le croyons pas". En fait nous ne le savons pas, et en toute rigueur nous ne pouvons pas le savoir. Freud estimait qu'il n'y a aucune place dans l'inconscient pour un savoir de la mort propre, ce qui renforce singulièrement notre propos. Si l'inconscient n'en sait rien, et ne veut rien en savoir, comment un tel savoir pourrait-il s'inscrire comme une évidence existentielle dans le psychisme? Savoir purement intellectuel, de même nature que l'opinion, incertaine, dubitable et sans conséquence.
Et pourtant il serait bien singulier, et dommageable, que nous nous en tenions à cette position sceptique. Nous savons bien que nous sommes mortels, même si nous n'en avons aucune expérience directe, sauf à opérer un déni psychotique, à nous bombarder immortels à l'image des dieux, comme fit Alexandre le Grand qui, dans un accès de rage, transperça de sa lance la poitrine de son ami Cleitos, au motif que celui-ci lui déniait la qualité d'immortel. Peut-être sommes-nous tous un peu psychotiques dans nos tréfonds inconscients, dans nos fantasmes et nos délires intimes. "Nous naissons tous fous, quelques uns le restent" ("En attendant Godot"). La question devient : comment la conscience peut-elle inscrire ce savoir dans l'inconscient, hors de quoi ce "savoir" restera lettre morte, vague intiution intellectuelle sans effet sur le cours ordinaire de la vie?
Ce savoir n'est qu'indirect. Nous enterrons nos proches, nous voyons bien qu'ils sont définitivement absents. Et encore, certains réussissent à se convaincre qu'ils vivent toujours quelque part ailleurs, qu'ils ont simplement disparu, et qu'un jour ils reviendront. Dans "Qui a peur de Wirginia Woolf" une mère s'acharne à nourrir, enmaillotter, soigner son enfant mort comme s'il vivait toujours. On dira : elle est folle. Certes, elle est folle, mais ne le sommes-nous pas tous, peu ou prou? Ma mère, sur son lit de mort, percluse de douleurs, continuait à forger mille projets d'avenir. Et pourtant, je vous l'affirme, elle n'était pas folle. Simplement elle avait la vie chevillée au corps et ne pouvait se résoudre à n'être plus. Et l'immense Goethe n' a-t-il pas déclaré que le dieu lui devait bien une nouvelle existence pour parachever son oeuvre interrompue?
Décidément, ce savoir est bien difficile à acquérir. On dira encore que le sommeil est une petite mort, l'évanouissement, l'orgasme de même, que nos expérimentons bien des disparitions, des suppression de conscience, qui devraient nous instruire de l'impermanence, de la fugitivité de nos vies. Mais observons combien nous sommes pressés de reconstruire la continuité du flux de conscience, oubliant au plus vite l'expérience désagréable. "Ce n'était qu'un sommeil, une absence momentanée, d'ailleurs je suis toujours là, bien éveillé, pour un nouveau jour. Ce n'était qu'un évanouissement passager, un petit malaise". Pour avoir connu de terribles angoisses qui vous terrassent je me suis tenu parfois au plus près de l'abîme. Je ne sais si cela suffit à faire un savoir. Je pense, pour ne pas finir, qu'au fil des expériences, nous développons une double attitude : le conscient sait, l'inconscient ne sait pas, mais devine. C'est dans le décours de nos rêves que nous pouvons observer une certaine modification, un petit gain de savoir : rêves qui manifestent en creux la morsure du manque, du défaut, de la brisure, de la faille. Ce n'est pas encore la mort, c'est du moins une certaine anticipation lyrique ou dramatique où se lira l'intuition de la vérité.
La mort c'est l'imparable. C'est aussi l'impréparable, n'en déplaise à Montaigne. Il se voulait toujours "botté et prêt à partir". Dont acte. C'est toujours mieux que de prétendre s'installer à demeure. Reste à voir la sincérité et la profondeur de ce propos.