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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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30 juin 2011

"TU DOIS CHANGER TA VIE" : nécessité ou obligation?

Dans l'expression "Tu dois" il faut distinguer deux modalités : la nécessité de nature et l'obligation morale. En allemand on dit "müssen" pour la première, et "sollen" pour la seconde. Comment comprendre "tu dois changer ta vie"? Si je dis "Du musst dein Leben ändern" j'exprime une nécessité, par exemple : vues les circonstances une adaptation d'un type nouveau t'est imposée, sous peine de mort. Si je dis "Du sollst dein Leben ändern" je clame une obligation de type moral, par exemple : la manière dont tu conduis ta vie n'est pas bonne, tu dois te corriger, rectifier ta conduite. Dans les deux cas on présente le changement comme indispensable, mais sous deux éclairages tout à fait différents. Faut-il s'adapter à la nécessité, par souci de conserver la vie, quitte à sacrifier quelques avantages et facilités, ou bien faut-il prendre une résolution de type moral en vertu d'une nouvelle hiérarchie de valeurs?

Ma sympathie spontanée va immédiatement à la première formule. J'ai tendance à penser que l'animal humain ne consent à modifier sa conduite que sous la pression de la nécessité. Les tendances dominantes vont vers la conservation et la reproduction du même, qui donne l'image de la sécurité, et le sentiment de l'ordre. Rousseau remarquait que l'homme est fondamentalement paresseux et que s'il consent à travailler c'est encore par paresse. Freud estimait que le moi se constitue dans la répétition et dans le souci de la maîtrise. Le changement est d'abord une menace. L'homme n'abandonne que très difficilement une position acquise, et s'il y consent c'est contraint et forcé, avec l'espoir de trouver rapidement des compensations libidinales à la mesure des privations imposées. Dans un tel contexte c'est la nécessité, et elle seule qui est en mesure de faire loi. Non pas loi morale, mais loi du réel.

Cet argumentaire s'applique remarquablement à la situation présente du monde. C'est la nécessité qui impose une réduction des gaspillages, une révision déchirante des habitudes et des modes de vie. Le problème est évidemment qu'il faut en plus une conscience aiguë des réalités, ce qui est loin d'être le cas. La conscience est toujours en retard sur les faits, elle ne peut se réveiller que dans l'après coup, par exemple dans la foulée d'une catastrophe. Mais cela même ne suffit pas, et l'illusion "que les choses ne sont pas si graves" reprend instantanément le dessus, et la paresse fait le reste. Procrastination universelle (la pro-crastination désigne cette conduite typique de l'humain de remettre au lendemain -cras- les décisions qui s'imposent). Cette observation fort triviale s'applique parfaitement à "l'oubli" de Fukushima, ou des forages dans le golfe du Mexique.

Fondamentalement l'homme ne veut pas changer alors que de tous côtés on célèbre les vertus du changement. C'est moins hypocrisie, ou mensonge, qu'illusion constitutive. Il faut prendre acte de cette disposition ancestrale, paléololithique : les prouesses technologiques, inconstestables et prométhéennes, nous font croire un peu facilement à une plasticité de la nature humaine, mais c'est l'habillage qui change pas le bonhomme. 

Il en résulte que le futur immédiat se présentera vraisemblablement comme une lutte serrée entre la conservation et l'innovation, entre "néophobes" et néophiles". Mais ces discours eux-mêmes n'ont qu'une portée très limitée. C'est le fait qui est décisif. Si demain une centrale explose en France tout sera changé, quoi qu'en disent nos valets du capital.

Dans la seconde option : "tu dois changer ta vie" par sens du devoir, par moralité, par conscience morale, je ne vois guère que quelques esprits supérieurs pour se l'appliquer à eux-mêmes. L'être humain peut-il agir par devoir, uniquement autodéterminé par devoir? Kant lui-même reconnaissait que la chose était improbable. Nous suivons la loi morale quand elle coïncide avec l'intérêt sensible, le désir et les passions. En elle-même impuissante, elle sert tout au plus à décorer nos âmes de titres de noblesse volés.

Faut-il dès lors supprimer purement et simplement cette injonction morale au changement au nom du réalisme psychologique? Ce n'est pas sûr. L'homme, pour supporter la difficulté de la vie, éprouve le besoin pressant de se doter de représentations qui fassent sens, de croyances, d'illusions consolantes ou stimulantes. Cela est évident en politique, mais aussi dans tous les secteurs de la vie. Aux illusions de continuité et d'expansionnisme indéfini il peut être bon d'opposer les contre-valeurs de l'innovation, de la justice sociale, de l'équilibre géopolitique, de la liberté démocratique, et de "la terre à tous".

C'est bien la nécessité qui fait loi, mais comme l'homme est assoiffé de sens, il faut y adjoindre l'illusion féconde que porte la loi morale, lorsqu'elle ne réprime pas, ne blâme pas, ne culpabilise pas, mais contribue à dessiner un avenir possible et souhaitable. Epicure, qui ne croyait nullement à la valeur en soi de la vertu, remarquait que le vrai plaisir ne va pas sans vertu. La juste conception des choses nous fait chercher l'utile propre, et nous rend "moraux" par dessus le marché, sans l'avoir expresssément recherché. C'est l'utile qui nous fait comprendre la nécessité du changement, non l'obligation, mais il peut se trouver que la nécessité et l'obligation se réconcilient miraculeusement dans la juste décision d'agir.

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