DE L'ETRANGE : un récit de Freud

Pour illustrer son propos sur le sentiment d'étrangeté Freud nous conte une mésaventure qu'il a vécue dans une ville italienne. Il quitte son hôtel pour parcourir la ville et le voilà qui débouche inopinément dans une rue plutôt glauque aux fenêtres garnies de femmes fardées dont la profession était évidente. Notre homme se détourne au plus vite et reprend sa marche touristique. Mais après quelques détours le voilà qui, contre son gré, se retrouve dans la même rue qu'auparavant ! Même scénario, enfin : il se détourne, il croit s'éloigner, et par un malheureux hasard, débouche une troisième fois dans la même rue qu'il prétendait éviter !

Le caractère d'étrangeté de cette affaire est rehaussé par le fait que Freud se trouve à l'étranger, donc en dehors de la zone de confort, ce qui favorise le surgissement d'impressions insolites, qui peuvent être à la fois stimulantes et vaguement angoissantes.

Mais ce qui est éminemment étrange c'est la contradiction entre la volonté rationnelle de fuir la rue des prostituées et cette incompréhensible fatalité qui le contraint d'y aller et, plus encore, d'y revenir deux fois de suite. Hasard ? Mauvaise orientation spatiale ? Désir inconscient à la fois refoulé et libéré ? "Je ne veux pas ce que je désire" ? Car enfin la prostituée exhibe de la manière la plus crue l'évidence attractive et répulsive de la sexualité. Comme dans la tragédie où le héros s'engloutit dans la catastrophe qu'il prétend éviter, cette historiette, sur un mode banal et trivial, joue des mêmes données de structure pour nous présenter une tragi-comédie de la répétition et de l'échec.

A partir de cet exemple (qui ne prétend pas rendre compte de toutes les formes du sentiment d'étrangeté) on peut se poser la question : dans ce qui survient inopinément, un visage, un événement, un "autre qui est moi sans être moi", dans le double etc nous observons un vacillement de l'identité, une suspension soudaine qui ébranle le moi - mais alors quelle est la nature de ce quelque chose qui fait vaciller, qui dérange, qui est à la fois familier et étranger, qui me provoque à un "autre" qui pourtant est encore moi ? Nous reconnaissons à ces caractères l'action de l'inconscient dans son va-et-vient du refoulement au refoulé et au retour du refoulé.

Je suis tenté de dire, après Lacan, que ce qui cause le sentiment d'étrangeté c'est le miroitement de l'objet a, ce quelque chose qui se véhicule de toutes les formes imaginables pour révéler et dissimuler le sexuel  : "Cachez ce sein que je ne saurais voir !" Sans compter les innombrables figurations métaphoriques et métonymiques de la castration. Où l'on voit que dans l'expérience de l'étrange se glisse subrepticement un poinçon d'angoisse. Lorsque, dans une ville inconnue, vous vous surprenez à vous dire, contre toute évidence, "je suis déjà venu ici", un bref instant vous doutez de votre santé mentale avant de vous reprendre et de remettre en place la bonne vieille rationalité qui rétablit les frontières.

Comments

[X]

Belle histoire mais rien ne dit que Freud est retourné sur ses traces à chaque fois. Il arrive parfois que des sortes de bugs spatio-temporels apparaissent, j'ai lu quelques témoignages sur ça. Si j'avais été Freud j'aurais cherché dans la rue un message ou quelque chose ou une personne, il y avait peut-être une bonne raison à cette aventure ou peut- être tout simplement l'univers voulait-il lui montrer qu'il refoulait beaucoup trop de choses sexuelles. Evidemment on sort de la philosophie classique ou de la psychanalyse et je parle d'une expérience chamanique ou quantique selon le terme moderne. Il ne faut peut-être donc pas douter de notre santé mentale à tout bout de champ, il arrive aussi que le monde soit vraiment étrange, paranormal même si c'est à de très rares occasions.

En tout cas merci d'avoir poster cette histoire.