O TEMPORA O MORES ! : sur l'histoire
O tempora ô mores ! (ô temps, ô moeurs !). Ce cri de désolation, d'exaspération, est-il génération qui ne l'ait poussé depuis que les Romains l'ont fixé dans cette formule saisissante ? Sans doute est-elle d'actualité à toutes les périodes de l'histoire puisque chaque époque, quelles que soient par ailleurs les avancées de la science et de la technique, se lamente au spectacle affligeant de la corruption générale, de la dégradation des moeurs et de l'incertitude politique. Les périodes relativement heureuses sont des pages blanches dans un gos volume surchargé de pages noires ou grises. L'histoire humaine est une longue suite de vicissitudes, de variations, de tribulations, "d'embrouillaminis et de troubles", ou comme dit Shakespeare, "de bruit et de fureur".
Ce qu'on gagne d'un côté, on le perd de l'autre, si bien qu'il ne peut y avoir de véritable progrès, durable et assuré. Plutôt qu'une ligne droite, qui serait le modèle d'un progrès régulier, il en va de l'histoire comme de la vie psychique : des aller-retours, des stagnations, de brusques changements de cap, des répétitions, des renversements imprévisibles. Hier les Mèdes dominaient les Perses, et voilà que les Perses dominent les Mèdes sans que l'on puisse exclure que demain les Mèdes reprennent le pouvoir. Et ainsi de suite. Remplacez Mèdes et Perses par de plus récentes nations, et vous aurez à peu près le même schéma. Toute cette agitation, qui nous semble si réelle, qui nous affecte de mille manières, est l'écume changeante qui miroite à la surface du temps, et qui nous cache l'autre théâtre, quasi invisible, des profondeurs psychiques, individuelles et collectives, qui, elles, ne changent pas.
Eadem sunt omnia semper" : toujours les mêmes sont les choses. La variation indéfinie dissimule l'invariance de l'inconscient. Ce qui fait que Sophocle est aussi actuel que Beckett. (Pour ma part je préfère Sophocle à Beckett).
Le grand mérite de Pyrrhon et des Pyrrhoniens était de nous affranchir à l'avance de toute idéologie, qu'elle soit métaphysique ou historique. Ils réfutèrent Hegel et Marx vingt trois siècles avant que n'apparaissent Hegel et Marx. Si l'esprit public s'était nourri de la pensée pyrrhonienne peut-être aurions-nous été dispensés de vivre les catastrophes causées par la philosophie de l'histoire et son excroissance marxiste. Mais ne rêvons pas ! Depuis vingt-trois siècles tous les bons esprits universitaires ou autres, vilipendent, rejettent, excommunient la pensée pyrrhonienne, le plus souvent sans l'avoir étudiée. Il est vrai que cette pensée-là dynamite sans vergogne toutes les représentations, ruine tous les savoirs, vous dépouille, vous dénude, vous plonge enfin dans l'état naturel d'un nouveau-né !