TYPOLOGIE du REFRACTAIRE
De ce réfractaire flamboyant, dont j'ai tenté d'esquisser le portrait, je n'ai rencontré aucun exemple, si ce n'est dans les livres. Bien sûr, dans mon enfance on parlait parfois d'un ermite qui jadis vivait sous un chêne, dans la forêt profonde, on exhibait le tronc vermoulu de cet arbre millénaire comme un témoignage incontestable : Arbogast avait vécu là dans la lumière du Très-Haut. Oui, mais c'était il y a mille ans ! Et depuis lors, plus rien !
Qui imaginerait, de nos jours, un stylite exhibé sur une colonne de trente mètres de haut, vivant, dormant, priant, fustigeant et déclamant, sans jamais redescendre, jusqu'à la dernière heure de sa vie ? S'élevant au dessus du sol où croupit l'humanité peccamineuse, il s'élève vers le ciel, symboliquement il franchit toutes les étapes qui le mènent enfin dans le royaume de Dieu.
Et je ne dirai rien de ces femmes, recluses volontaires, qui se faisaient enfermer dans un étroite tourelle, porte close, avec tout juste une petite fenêtre par laquelle passaient les indispensables nourritures, et dans l'autre sens les déjections inévitables d'une chair pourrissante. Et cela pouvait durer des années ! Comment ne pas suspecter, dans ce retrait, ce dépouillement, cette mort vivante, l'expression de la plus sombre mélancolie ?
Je parlais plus haut de "réfractaire flamboyant" car il y a dans tous les cas cités quelque chose d'extravagant, de grandiose, de boursouflé, de théâtral. Il s'agissait en somme de témoigner - de quoi allez savoir ! - de témoigner à la vie à la mort, de brûler les conditions de la vie terrestre jusqu'à l'absurde. On n'en trouvera sans doute aucun équivalent par les temps qui courent.
Le réfractaire moderne est plus réservé, plus prudent. Il fait un calcul assez simple, mais efficace. Peu lui chaut d'être remarqué, envié, ou admiré. Il n'a aucune cause à faire valoir, d'ailleurs il ne croit en rien, si ce n'est à la violence de son refus. Mais il sait qu'il lui sera impossible de manifester ce refus par sa conduite, ou ses propos, s'il souhaite éviter l'enfermement et la vindicte pénale. Il ruse. Il contrefait tous les personnages, jouant habilement des occurrences favorables, se coulant, se glissant furtivement dans les failles du système, exploitant les possibles à son avantage. Il ne croit pas un mot du discours officiel, des prêches sociaux et politiques, des références obligées aux valeurs en cours. Il est totalement décalé, son âme, son esprit, son coeur sont ailleurs. Mais nul n'en voit rien : il est lisse comme un miroir, impénétrable comme l'acier, insaisissable comme l'air. A tous il paraît adapté, affable, normalisé, fiable et confiable. Mais bien sûr, il doit bien exister un domaine où ce jeu n'a plus cours, un "quelque part" où la vérité puisse se reconnaître et se dire, où notre homme pourra abaisser le masque : peut-être dans quelque lieu retiré, peut-être dans une précieuse relation d'amour ou d'amitié, ou encore dans le secret d'une écriture toute privée, qui ne sera publiée qu'après sa mort. En somme nous avons là l'image d'un dédoublement. Le refus s'est intériorisé, il couve sous la surface de la ritualité externe. Je dirai donc, pour qualifier ce type : le réfractaire ritualiste.