LA PSYCHANALYSE NE M'A RIEN APPORTE...

Pourrais-je dire, en paraphrasant Schopenhauer : "la psychanalyse ne m'a rien apporté mais elle m'a beaucoup épargné" ? Ce n'est pas tout à fait exact : la psychanalyse m'a beaucoup apporté, en donnant vie concrète et signification à nombre de phénomènes psychiques, dont j'avais bien l'intuition mais non la connaissance précise. Ce savoir est d'une qualité inestimable, d'autant qu'il se voit confirmé tous les jours dans l'observation des individus et des groupes, et notablement dans les oeuvres littéraires et artistiques. Mais ce savoir, à son tour, par un effet de ricochet, provoque une mise en doute universelle de tout ce qui se veut ou se prétend savoir dans le monde, privé soudain de tout fondement, de toute légitimité. Qui pourrait encore, éclairé par la connaissance de l'inconscient, des formations réactionnelles, du refoulement ou du déni, faire confiance aux enseignements traditionnels, aux pouvoirs en place, à tout ce qui se trame sous la bannière trouée des opinions régnantes ? C'est par ce côté dévastateur que la psychanalyse s'apparente à la philosophie sceptique, celle qui est en mesure "nous épargner beaucoup".

Au premier chef elle nous épargne l'illusion du Un, ce poison mortel qui intoxique les relations de couple, qui détruit la singularité personnelle au nom d'un idéal commun, et plus encore qui prétend cimenter le corps politique sous la bannière de l'Unique : Un peuple, Une langue, Un Führer - ou, dans une version monarchique un peu moins violente : Une loi, Une foi, Un roi. Mais par quelle aberration mentale faudrait-il faire Un quand chacun est différent, que cette différence est insurmontable, et que dans la sexualité même, où l'un croit se saisir de l'autre, la distance est infranchissable : même si les deux partenaires jouissent ensemble il reste que chacun vit pour soi seul se propre jouissance.

                        "Le petit chat est mort - C'est dommage, mais quoi

                         Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi" (Molière, L'école des femmes)

Oui, chacun est pour soi, seul à naître, seul à souffrir, seul à jouir, seul à mourir.

L'autre leçon catégorique c'est que le sujet est écorné, que si par une illusion inévitable il se pose lui-même comme une entité pleine, complète, stable, comme une figure de totalité imaginaire, l'expérience irréductible de la pulsion et du désir, sous les auspices sévères de la loi, le ramène à cette vérité de fait, qu'il peut bien nier ou forclore à loisir, mais qui s'impose à lui, décisivement, comme manque à être, sexué et mortel. C'est par là que nous retrouvons l'enseignement essentiel de Bouddha : tous les êtres sont impermanents, voués à l'insatisfaction, dépourvus de stabilité, d'identité - mais capables de maturité spirituelle.

Instruit de telles certitudes le sujet s'épargnera facilement de fastidieuses menées de conquête, d'épuisantes recherches de savoir et de pouvoir. Il ne saurait s'engager dans de futiles concours de beauté ou de prestance. Il n'aura cure de ce qui se dit et se publie ici ou là dans les théâtres fumeux de la renommée. Puisqu'il faut bien vivre dans le monde, il y vivra, mais à l'écart, à la juste distance, détaché. Cette position a le mérité d'être moins incommode, et plus vraie.

Comments

[X]

Du beau réalisme !

[Democrite]

Très beau texte qui pointe fort bien ce problème de l'unité fantasmatique à laquelle nous pouvons succomber non par idéologie ou abstraction délirante mais par régression psychique vers une fusion originelle. C'est bien d'un fantasme dont il s'agit mais aussi d'une puissante détermination archaïque dont la raison peut donner une modélisation politique ou psychologique ou religieuse dévastatrice. Si la psychanalyse enseigne quelque chose, c'est en principe la traversée du fantasme !