LE MONDE-AUTRE V
"Cache ta vie" disait Epicure. L'idée est claire mais l'expression me déplaît : cacher, dissimuler ? Je dirai plutôt : retirer de la vue, mettre en lieu sûr, garder. Vivre à la marge, à l'écart, comme était le Jardin, lieu de campagne en bordure de ville. Là bas c'est l'affairement, la production, l'agitation. Ici le repos et la tranquillité, le retrait, le calme de la méditation. Les sots s'imaginent qu'ici, dans cette thébaïde, les hommes et les femmes se livrent à je ne sais quelle turpitude, à la débauche et à l'impiété, voire à des pratiques criminelles - ne voit-on pas des femmes, des courtisanes assurément, entrer et sortir ? Des femmes, pensez donc ! Depuis quand voit-on des femmes se mêler de philosophie ? Tristes ragots de populace, et pire encore, de lettrés jaloux et vindicatifs.
En fait il n'y a rien à cacher parce qu'il n'y a aucune honte à vivre sa vie, à déployer son être propre selon la logique de son désir, à rechercher le bien propre, à penser et parler avec les amis - sumphilosophein : philosopher ensemble. Il y aurait honte si le sujet se détournait de sa voie, abandonnait l'exigence intime de sa nature, et se compromettait avec la canaille.
L'épicurisme est une philosophie de l'écart : dans la nature on peut distinguer deux forces contraires. D'abord le modèle de la pluie des atomes tombant linéairement, parallèlement, dans un flux ininterrompu qui dessine un mouvement lisse et sans heurt, stérile et répétitif. Et puis la déclinaison, écart aléatoire qui vient rompre, sans cause assignable, le parallélisme, petit écart plus petit que le minimum pensable, qui va déclencher des effets imprévisibles, des heurts, des chocs, des entrelacs, et par extension des combinaisons innombrables, générant toute la création des corps, petits et grands, toute la nature en somme. Sans la déclinaison rien ne se serait jamais produit, ni univers, ni astres, ni soleil, ni terre, ni végétaux, animaux ou humains. Tout se passe là, entre la répétition et la déclinaison. L'écart est créatif.
On peut en tirer une leçon anthropologique : les sociétés humaines, elles aussi, ont leur force d'inertie, leur répétition. Il s'y passe, dira-ton, beaucoup de choses, des inventions techniques, des regroupements politiques, des oeuvres et des lois. Sans doute. Mais une logique fatale semble condamner à l'échec chaque "progrès", dès son apparition. La maîtrise de la navigation est une belle chose, elle favorise les découvertes et les échanges, mais voilà qu'elle est détournée vers la conquête, la colonisation et l'esclavage. L'agriculture est une belle chose, elle permet de nourrir de vastes populations, mais elle va clouer le paysan au sol, inspirer des conflits de territoires, et partant étendre le champ des affrontements guerriers. Un sombre destin de mort sous-tend nos efforts et nos réussites, générant interminablement la peur, le conflit, la haine, l'envie, la nuisance universelle : "turbantibus aequora ventis" - les flots déchainés de la pulsion de mort.
Quelques-uns croient qu''il est possible d'agir dans le monde, de corriger certaines erreurs, d'enseigner la vertu. La plupart ont échoué, quelques uns seront massacrés. Chacun fera comme il sent. Vivre à la marge c'est évidemment ne rien attendre des hommes et des sociétés, et renoncer à agir directement. Ainsi font les artistes et les sages : témoigner, loin des turpitudes de l'époque, d'un monde-autre qui fait la vraie valeur de la vie.