LA PATRIE DU DICIBLE : RILKE
"Peut-être sommes nous ici, pour dire : maison
Pont, fontaine, porte, jarre, arbre fruitier, fenêtre -
Au plus : colonne, tour...mais pour dire, comprends le,
O dire ainsi, comme les choses elles-mêmes, jamais,
Intimement ne pensaient être"
...
C'est ici le temps du dicible, c'est ici sa patrie.
...
Entre les marteaux subsiste
Notre coeur, comme la langue
Entre les dents, elle qui reste
Pourtant la louangeuse". (Rilke, Neuvième Elégie, extraits)
Que peut-on faire face au déluge universel ? Rilke, abondamment, dépeint la situation de l'homme emporté, comme toute chose au monde, dans l'universel passage (das Schwindende, l'évanescent). Nous ne pouvons rien saisir, rien emporter. Nos mains resteront vides, aussi vides au trépas qu'à la naissance. Même l'amour, où les amants pensent franchir de seuil de l'exprimable pour atteindre l'ouvert, l'amour échappe-t-il au temps ? A tout prendre, ni le travail, ni l'amour, ni le bonheur, ni même la curiosité, le voyage, le divertissement ne sont à la hauteur de l'enjeu : l'évanescence à tout jamais emporte tout.
Mais ce qui compte, ce qui est infiniment précieux c'est d'être ICI, une fois ici, une seule fois, sachant qu'il n'y aura pas de deuxième, et que tout se joue en une fois. C'est d'être terrestre, comme sont les choses de la terre. C'est par là que nous sommes ici. C'est par là que nous pouvons dire : maison, jardin, fenêtre etc, désignant des choses qui par la désignation paraissent accéder à une nouvelle existence.
(Ainsi procédaient les Anciens qui, nommant les dieux, faisaient exister les dieux).
Certes cette nomination n'abolit pas le temps, ne confère aucune forme d'immortalité. Il n'y a pas d'exception à la loi du temps. Mais la nomination est une création, une poièsis qui redouble l'intensité des choses dans le temps :
"Une existence surabondante
Jaillit dans mon coeur".
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