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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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10 novembre 2017

Le DEFI de la SINGULARITE

 

La singularité, selon la belle formule de François Roustang ("La fin de la plainte", fin) est ce que je ne peux pas ne pas être, qui correspond à ma nature propre, qui l'exprime adéquatement. Mais cette définition, qui est exacte, est davantage virtuelle que réelle, parce que le cours ordinaire de la vie, avec ses errements  inévitables, ses concessions à la nécessité ou à l'obligation, a créé dans le sujet, presque toujours, de sensibles et regrettables déformations. Il est quasi imposible que le vrai Self ait pu se manifester et s'épanouir dans l'aisance de son expressivité, et le lot commun est de se gauchir dans un Self d'emprunt, une image torsadée et controuvée que nous baptisons pompeusement identité. L'identité est une identification, un processus douteux d'appropriation, de références et de nominations qui nous viennent du dehors, et que nous finissons par croire de notre crû, tambouille de bric et de broc où se mêlent et s'entremêlent les attachements familiaux et régionaux, les réminiscences, les croyances et les idéaux de toute farine, importées frauduleusement dans une conscience avide de se poser et de s'en faire croire. Et on finit en effet par s'y croire, revendiquant comme un bien propre et inaliénable, ce qui n'est que produit d'importation, marchandise frelatée et conviction de seconde main. "Je suis catalan, je suis chrétien, ou bouddhiste, je suis citoyen de la plus belle république " et ceci, et cela, - mais de quoi, de qui parle-ton ? Tout cela, bien considéré, ne sert qu'à se donner l'illusion de n'être pas comme l'autre, de se détacher, de s'estampiller, oubliant au passage qu'on ne fait là rien d'autre que de se rallier au commun d'une communauté, pour s'opposer à la communauté d'en face. Souvent une secrète haine de l'autre soutend le processus : se revendiquer d'une religion c'est implicitement écarter les autres, sacraliser une différence qui ne tient le plus souvent qu'aux hasards de la naissance.

L'identité est une notion sociale. Aucune société ne peut fonctionner sans elle. Chaque pouvoir, politique ou confessionnel, fiscal ou juridique, vous impose de vous laisser identifier, et pour finir on se persuade que c'est là ce qui nous appartient en propre, alors que c'est précisément le plus commun. C'est le paradoxe de la mode : on croit affirmer une différence et on fait comme tout le monde.

" Maintenant que je ne suis plus rien je suis enfin un homme" - c'est à peu près la parole d'Oedipe dans la pièce de Sophocle ("Oedipe à Colone"). Maintenant que j'ai renoncé à être le tyran de Thèbes, que je me suis démis de tous les prestiges du pouvoir et du savoir, que je suis faible et nu, de surcroît chassé comme un malpropre de ma ville, maintenant que j'erre en aveugle dans la campagne, c'est maintenant que j'accède, dans toutes les apparences du dénuement le plus radical, à mon être propre, à mon inaliénable liberté. On me croit fini, détruit, il m'arrive parfois de le penser moi-même, mais c'est là le reste de mes illusions d'autrefois, lorsque je croyais que la reconnaissance publique soutenait mon être, mais aujourd'hui, d'un autre savoir, autrement efficient, je sais ce que je ne pouvais savoir alors, que ce qui reste quand on a tout perdu, c'est précisément - je - l'humanité d'un "je" sans définition possible, à jamais in-identifiable, étranger à toute patrie, à toute confession, a-theos, inassimilable, et libre ! Ce n'est pas même la parole d'une opposition aux pouvoirs, je ne m'oppose à rien, ni à personne, je ne conteste même pas, ni me rebelle, ni me réfracte, simplement je suis hors-champ, ailleurs, présent dans la présence inaliénable de ma singularité.

Et c'est ainsi que le sujet désaliéné vit d'une vie double, car il n'est pas nécesssaire de fuir aux Marquises ou de se réfugier dans une cabane en Sibérie : double, parce que d'un côté on jouera le jeu social, sans illusion, sans mépris et sans haine, et de l'autre on se maintiendra par devers soi dans l'espace ouvert, en ce lieu inassignable où le plus singulier rejoint l'universel. La nature singulière sera en congruence avec la nature universelle.

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Commentaires
G
Il s'agit bien d'une articulation entre deux plans, ou deux registres, pour qui a perçu la différence entre les deux. Merci pour ce commentaire !
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D
Très beau texte qui clarifie et ramène à l'essentiel. "Le sujet est un trou dans le savoir" (Lacan), ce qui demeure rétif à toutes les identifications, à toutes les identités, ce qui se meut dans l'infrastructure, dans l'innommable, dans l'aphasique.<br /> <br /> N'est-ce pas ce qui caractérise Oedipe ? Que lui reste-t-il à désirer ? Non pas le pouvoir ou les honneurs, images pathétiques d'un moi condamné au désir mimétique mais sa seule situation présente, sa pauvreté, son besoin de voir clair dans la nuit imposée par sa cécité.<br /> <br /> C'est toute la question du désir du sujet qui se pose et qui articule le rapport entre la singularité psychique et l'identité d'un moi, toujours plus ou moins fallacieuse, imaginaire et aliénée.<br /> <br /> Car s'il ne s'agit pas de se crever les yeux, il s'agit bien de perdre quelque chose pour déployer son être.
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