CONTRE le SORTILEGE de l'UN
Mon adversaire philosophique personnel, celui que je combattrai jusqu'au dernier jour de ma vie, c'est le fétichisme de l'Un. De là viennent tous les maux du monde : Un dieu, Un Etat, Une Vérité, et tant qu'à faire, Un seul sexe, universel et omnipotent. Cela est bien ridicule, et contraire à la première observation venue qui n ous montre partout la diversité insommable, la contrariété, le multiple "ondoyant et divers" - en précisant que dans l'ancienne langue "divers" signifie moins la multiplicité pure que la contrariété : les choses se différencient à l'infini, comme ces arbres qui sous l'appellation synthétique montrent tant de variété de formes, d'espèces, de modes que l'on se demandera en quoi elles pourraient être justiciables de cette dénomination unique. La nature agit en produisant "un à un", différant sans fin d'elle même sans cesser d'être elle-même : c'est son mode spécifique de production.
Face au monothéisme je me proclamerai polythéiste, alors qu'il est patent que je ne crois pas aux dieux, du moins tels qu'ils ont été définis par la tradition. Mais le polythéisme est bien sympathique : il donne à chacun loisir d'adorer tel dieu qui lui plaira. Quant à moi j'ai beaucoup d'estime pour Apollon, dieu des arts, des Muses, et de la Beauté. Mais j'ai un faible aussi pour Dionysos, dieu de l'ensauvagement, génie des bosquets obscurs et des courses éperdues dans les forêts. Mais enfin, ce ne sont là que de beaux symboles de l'existence florissante. On peut vénérer sans adorer.
Affirmer l'Un est une singulière position, qui ne va pas sans contradiction. Si j'affirme l'Un, ou bien je suis cet Un, et alors je risque de sombrer dans une sorte de mégalomanie spéculative, ou bien je suis ce sujet qui, posant l'Un au niveau théorique, s'en sépare par l'acte même de le poser, et nous voilà Deux. La pensée, à moins de se constituer comme un délire, est contrainte à se séparer de ce qu'elle affirme ou qu'elle nie. Le sujet ne peut rejoindre l'objet. Sauf si je décide de supprimer le sujet pour m'ensevelir dans l'objet, qui dès lors cesse d'être objet pour devenir un englobant universel indifférencié. C'est la difficulté que j'ai toujours ressentie chez Parménide, et plus encore dans les Upanishads : inviter le sujet humain à s'unifier comme atman dans le Grand Brahman universel est une entreprise désespérée. Comment puis-je m'identifier au Brahman sans disparaitre comme sujet ? Rien d'étonnant à ce que les tenants de cette philosophie admettent l'extrême difficulté de cette tâche dont la réalisation est reportée à des suites dont seule une maigre approximation peut donner l'idée. Ils se tirent d'affaire en proclamant la nihilité du moi, dont il faudrait faire le deuil pour s'immerger dans le Tout. Mais soyons francs : qui a sérieusement le désir de se sacrifier à un tel idéal ?
Par l'existence même du langage nous sommes à jamais séparés du fondement. Si nous refusons cette vérité nous nous condamnons à délirer. L'Un coule entre nos doigts comme un peu d'eau, et l'on peut à juste titre sourire de ces aimables Stoïciens qui s'imaginent qu'il suffit de fermer la main et de serrer le poing pour s'assurer de l'Etre. Nul ne peut retenir l'eau du ciel ni capter les orages. L'Un est une de ces représentations éminemment dangereuses qui produit les pires effets, autant politiques qu'idéologiques. Malheureusement c'est une de ces tendances principielles qui semblent profondément enracinées dans la psyché. Il faudrait une rigoureuse psychanalyse de l'esprit pour en dégager la source : à quels besoins répond-elle ? quels désirs, quelle angoisse ? Il me semble clair, dès à présent, que cette tendance est d'essence réactive, un artefact destiné à repousser l'horreur de l'incompréhensible, du dangereux, de l'immaîtrisable. En un mot une parade contre l'effroi. Quoi de plus effrayant, mais aussi de jubilatoire, de considérer et d'accueillir l'infinie diversité et imprévisibilité du réel ?
Retour à Pyrrhon : "Les choses sont également indécidables, inconnaissables, immaîtrisables" - d'où la panique, danse du dieu Pan, accompagnée de la lyre d'Apollon et de la flûte de Dionysos.