Du CORPS DECALE : l'effondrement symbolique
Je m'extraie péniblement du marasme de ces derniers jours, lequel m'a été à demi supportable à la faveur du dernier ouvrage d'Alain Badiou, non que je puisse le suivre dans ses ultimes recommandations politologiques, mais de ce qu'il ouvre de vraies perspectives en questionnant le statut de la jeunesse aujourd'hui. Il faudrait une longue analyse de ses thèses, mais je me bornerai ici à introduire une nouvelle catégorie à la suite des trois formes du corps contemporain qu'il repère : le corps perverti, le corps sacrifié et le corps méritant.
Le corps méritant c'est celui du dressage à la compétition, tel qu'il s'exprime dans le bon élève, le bon étudiant, le bon apprenti ou le bon cadre, entièrement aliéné dans le jeu de la réussite, de la fonctionnalité et de la normopathie. Tout le monde voit d'emblée ce dont il s'agit : réussir, tirer son épingle du jeu, profiter du système, et tant pis pour les autres.
Le corps perverti définirait l'attitude d'une partie de la jeunesse qui se situe aux marges, et dans l'absence de toute référence symbolique valable, singe la filiation dans les marquages pseudo-initiatiques : scarifications, mutilations, percings, rites, modes et autres marquages territoriaux ou culturels qui ne témoignent que de la déficience de toute vraie appartenance : fuite en avant, répétition, éternisation dans une adolescence sans issue : no future.
Le corps sacrifié c'est celui qui se voue, dans une extase mortifère, à la mort vengeresse, au nom d'une divinité tout aussi morte, dont on invoque en vain le nom à titre de justification : sacrifice du terroriste, absurde à tous égards, témoignage pathétique et sanglant d'une nostalgie irréconciliable.
Ces trois corps témoignent de la carence du système symbolique, ou plutôt de son effondrement récent sous les coups de la modernité, laquelle à son tour, exprime sociologiquement et politiquement la toute puissance du capitalisme : l'ordre ancien, celui des pères, s'efface en ne laissant qu'un champ de ruines. La loi du marché devient la loi par excellence, égalisant toutes les représentations pour ne laisser jouer que la logique du profit.
J'aimerais ajouter une nouvelle catégorie aux trois précédentes, celle d'un corps qui échapperait à toutes les déterminations citées plus haut. J'ai pensé d'abord au corps révolté, mais cette expression m'a semblé trop datée. Albert Camus écrivait : " je me révolte donc nous sommes", ce qui est une indication précieuse, et exacte. Mais j'opte finalement pour "corps décalé" - pour souligner l'effet de différenciation, de séparation, selon la logique épicurienne de l'ekchorèsis, distanciation critique par rapport aux impératifs économiques et politiques de l'époque. Par de là l'épicurisme c'est d'ailleurs la position à la fois la plus ancienne et la plus actuelle de la philosophie : "corrompre la jeunesse" (Socrate) - faire de la fausse monnaie (Diogène) - créer de nouveaux agencements (Deleuze), philosopher au marteau (Nietzsche) et j'y ajouterai : critiquer les pouvoirs, dénoncer la fraude politique, se tenir irréconcilié aux marges de la cité, en frappant la nouvelle monnaie qui n'a pas cours encore, mais qui demain...
Une telle position suppose deux choses : la conviction inébranlable de celui qui la soutient, et l'invite faite à tous ceux qui se reconnaisssent dans ce décalage. On dira peut-être que même le corps décalé, pour autonome et libre qu'il se veuille, n'en est pas moins soumis aux éxigences du travail, de l'achat et de la vie civile. J'en conviens. Mais cette nécessité toute économique n'implique en rien une soumission inconditionnelle aux valeurs, ou plus exactement, à la valeur marchande. Au delà de la nécessité commence la liberté (Marx) et c'est à elle que se voue celui qui pratique dans son esprit et son corps cette dérivation par laquelle du nouveau peut surgir dans ce monde.