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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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17 décembre 2014

LANGUE, NOTRE DEMEURE !

 

 

Hannah Arendt, réfugiée aux Etats Unis, déclare que sa véritable patrie, où qu'elle soit, reste indéfectiblement la langue allemande, alors même que son pays d'origine a sombré dans la folie meurtrière. Cette affirmation mérite qu'on s'y arrète. La terre, la vraie, ce n'est peut-être pas le sol de la patrie, mais ce bien, inestimable entre tous, de la langue, par laquelle nous advenons en vérité à ce que nous sommes. Elle nous a constitué comme sujet, et, par elle, sujet nous demeurons, où que nous séjournions de par le vaste monde, et jusque dans les ténèbres de l'enfer. 

Mais la langue que nous habitons et qui nous habite est-elle nécessairement la langue maternelle? Peut-être est-il possible de choisir une langue différente, à condition d'y investir son être tout entier, opérant une sorte de révolution radicale, une conversion de tous les signes, injectant dans d'autres mots de toutes nouvelles significations et expériences. Certaines personnes prétendent penser, rêver, parler, écrire en plusieurs langues, ajustant leur parole, à chaque fois, à la langue dont ils se servent sur l'instant, rêvant en latin, parlant en périgourdin, écrivant en français, comme faisait Montaigne. 

Moi-même j'ai grandi dans la langue alsacienne, je m'y suis librement égayé jusqu'à l'entrée en classe primaire, et l'apprentissage forcé du français. Pendant plusieurs années les deux langues cohabitèrent en moi, sans problème particulier. Je parlais alsacien à la maison, et français à l'école, ou plutôt, j'y entendais parler français, car on imagine malaisément élève plus mutique, plus renfermé et hagard que j'étais alors, calfeutré dans le fond de la classe, dans mes rêves devrais-je dire. Je n'aimais pas l'école, pas plus que l'église d'ailleurs, où j'avais la fâcheuse habitude de m'évanouir au milieu de l'office. Un tel cancre avait-il le moindre avenir ?

C'est une singulière histoire, c'est une énigme. Le fait est que plus tard, éloigné de mon milieu d'origine - j'étais alors en internat - je me pris de passion pour la poésie et le roman, et dès lors la langue française devint l'exclusive patrie, patrie d'adoption, de coeur et de raison, où je me construisis ma demeure, y formant ma jeune sensibilité, y apprenant la sagesse séculaire, les moyens et conditions d'une pensée en devenir. Déjà, je me jurais de consacrer ma vie à la littérature. La poésie n'est-elle pas une vie plus vraie que la vie ?

Aujourd'hui, c'est à peine si je me souviens encore des premiers mots d'une langue alsacienne oubliée, qui avait pourtant bercé mon enfance, et dont des traces doivent bien subsister quelque part dans l'inconscient. Parfois je me surprends à éructer un formidable juron teutonique, ou à vibrer à l'évocation d'un vin ou d'un plat régional, à fredonner quelque rangaine apprise dans une existence antérieure, ou, plus rarement, à projeter un voyage à Strasbourg ou à Eguisheim, mais à la nostalgie se mêle immédiatement une sorte de lassitude. Pourquoi évoquer un passé dont le sens, le sel, s'est à jamais évanoui ?

Notre véritable langue c'est celle où nous sentons et pensons. Nous lui devons l'essentiel de notre être, et notre plaisir, et notre devoir si toutefois nous nous mêlons d'écrire, est de la faire vibrer et résonner de toute sa puissance, en quoi nous sommes ses serviteurs et ses amants. "Dis moi, ô Muse, l'homme industrieux qui erra tant d'années par la mer inféconde..." Notre Muse à tous, humbles ou glorieux, riches ou pauvres, c'est la langue.

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Commentaires
G
Je suis vivement ému par votre commentaire si sensible et personnel et je tiens à vous remercier de tout coeur. Ce doit être passionnant de connaître deux langues si différentes, et deux cultures aux antipodes...
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E
Lorsque Hannah Arendt déclare que nous avons la langue pour seule patrie, c'était pour séparer le sol, le territoire, de la langue ; c'était pour pointer le danger que représente l'assimilation d'une langue à une nation, une terre... Lorsqu'en France, l'on décréta qu'il fallait une nation, un état, une (seule) langue (afin que chaque individu soit en mesure de comprendre les lois...), ce fut la mort annoncée de la diversité linguistique. A l'époque d'Arendt, Heidegger pensait que la "meilleure" des langues était l'allemand... Or, c'était une croyance qui a mené vers bien des horreurs. (ce que je dis là, c'est ce que je retiens de l'ouvrage de Barbara Cassin, La Nostalgie...il se peut donc que mes souvenirs ne soient que très partiels)<br /> <br /> Nous avons tous affaire à plusieurs langues : pour vous, c'est l'alsacien et le français... Pour moi, c'est le vietnamien, le français, l'anglais, un zeste d'allemand... Pour d'autres, ce seront les divers niveaux de langue : le français dit "littéraire", le français dit "familier", par ex... Et chacun utilise la ou les langue(s) dont il a besoin selon les contextes de communication. Bref ! Nous avons chacun un rapport singulier aux langues, plus ou moins libéré des représentations socio-culturelles qui les accompagnent. Mais connaître plusieurs langues est un atout majeur : cela peut permettre de se placer dans l'entre-deux, de devenir entre-mobile, "tel un Luftmensch, "un piéton de l'air, un être léger, sans racines" (Heinz Wissman), de se rendre compte que chaque langue propose son cadre de pensée (et ainsi de prendre des distances avec quelque vérité) ...<br /> <br /> Il me parait impossible de dire si, pour ma part, c'est le français ou le vietnamien que j'ai pour patrie. Le vietnamien est pour moi la langue de cœur, la langue natale, celle que je maîtrise le moins pourtant. Le français (appris aussi à l'école) est celui qui me permet de penser, en général, et particulièrement cette question du rapport entre les humains et les langues (et par extension la question de la subjectivité) ... <br /> <br /> <br /> <br /> Et la poésie ? Ah, la poésie !... Pour cela je vais certainement parcourir vos articles qui m'ont tout l'air d'être passionnants. <br /> <br /> La poésie, ce pourrait être une voie, composée de mille voix... pour se sentir vivant, habiter pleinement son corps et sa parole.
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G
Paradoxe en effet ! Toute la question - et la "vocation"- l'appel adressé à chacun, est précisément de conquérir la langue, en elle de se conquérir, en subjectivant les mots, leur faisant jouer une partition qui semble de prime abord impossible, vu le conditionnement impitoyable auquel chacun se voit voué par l'acculturation, et dont il se libère, non par la fuite dans la psychose, mais par ce processus tout à fait singulier d'appropriation subjective, dont la poésie offre peut-être le plus bel exemple, toujours à réinventer, chacun pour son propre compte.
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D
Quel beau texte d'abord ! Quelle belle évocation d'une histoire à la fois révolue et pourtant inscrite dans la langue, immortalisée dans un dire singulier !<br /> <br /> <br /> <br /> Quel est donc ce passage énigmatique d'une langue apprise par forçage, sous la contrainte de l'institution à une langue de poésie, déliée et libre comme le vent ?<br /> <br /> Il faut rappeler le caractère institutionnel du langage, sa profonde "vocation" sociale d'adaptation aux usages et coutumes du groupe. Ce n'est pas pour rien si l'anthropologie met l'accent sur le symbolique comme critère de distinction avec l'ordre naturel.<br /> <br /> <br /> <br /> Je ne vois guère qu'une conquête de la liberté subjective pour s'aventurer sur les chemins ouverts de (et par) la littérature et le poésie, un travail infini de subjectivation et d'individuation par lequel la combinatoire de la langue finit par déjouer le processus de normalisation des individus. C'est une façon de comprendre que la langue est à la fois un pouvoir qui asservit mais aussi une puissance qui découle du jeu infini des combinaisons qu'elle rend possible.<br /> <br /> <br /> <br /> Le poète n'est-il pas celui qui se glisse dans l'interstice, dans le jeu social pour laisser jaillir ce qui n'a pas été dompté ? Mais curieusement, ce jaillissement s'effectue dans la langue (qui asservit par ailleurs) comme pour dire ce que la langue ne peut pas dire.<br /> <br /> La poésie est toute subversive et dans le même temps, que fait-elle sinon célébrer la puissance du langage ? Beau paradoxe s'il en est !
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P
notre véritable langue est celle de nos rêves, condition du changement en tant qu'expression du désir, possibilité de se réinventer, de se trans-former.
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