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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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31 mars 2013

MANQUER : une anthropologie

 

 

Il ya deux manières de manquer. Je manque de, ou bien je manque à. L'usage ordinaire privilégie le premier mode. Tout un chacun déclare peu ou prou manquer de ceci et de cela, argent, réussite, réputation, avoir, pouvoir ou savoir. C'est ainsi que Platon pose le manque de savoir à l'origine de la philosophie. "Aucun des dieux ne philosophe et ne désire devenir savant, car il l'est : et, en général, si l'on est savant on ne philosophe pas ; les ignorants non plus ne philosophent pas et ne désirent pas devenir savants ; car l'ignorance a ceci de fâcheux que, n'ayant ni beauté, ni bonté, ni science on s'en croit suffisamment pourvu. Or, quand on ne croit pas manquer d'une chose, on ne la désire pas". (Platon, Banquet).

Ce "manquer" semble structurel, connaturel à l'existence humaine elle-même. On peut chercher à colmater, à nier, ou comme on dit, à faire avec, mais il semble difficile, à moins de se poser comme un dieu parmi les hommes, de prétendre n'en faire nulle expérience. Que le manque soit douloureux, source d'insatisfaction chronique, toute la symptomatologie ordinaire en témoignera à profusion. Mais on peut aussi en prendre la mesure, considérant que c'est une dimension du réel comme tel, à jamais échappé, toujours revenant et jamais totalement assumé. On pourrait ajouter ce point à la classification des situations-limites établie par Jaspers. Chacun fera comme il peut avec ses insuffisances, ses faiblesses et ses ressources.

"Manquer à" est peut-être plus intéressant à examiner. Je peux manquer à quelqu'un de diverses manières, et là encore remarquons que c'est un fait quasi universel. L'amant manque à son aimée, manque toujours à la satisfaire, à la combler sans reste. Le gouvernement manque à nous rendre riches et prospères. Nous manquons à l'autre par notre absence, par notre incapacité d'aimer ou de désirer, par nos limites propres, réelles ou imaginaires. Nous lui manquons aussi par infidélité, ne pouvant totalement être à la hauteur de nos promesses, de nos engagements, de notre parole. Manquer à c'est faillir, faire défaut, faire faute, faute de ceci et de cela, et toujours il y aura lieu, pour l'autre, de se plaindre de quelque manquement. Remarquons qu'il y va de notre santé et de notre vie : qui pourrait se flatter, sans mensonge, d'être fidèle en tout point sans risquer de se perdre lui-même dans une sorte d'abolition subjective, de désubjectivation irrémédiable. Manquer à l'autre est de fait une nécessité vitale, une mesure de salut alors même que la fidélité à la parole est une vertu de courage. Infidèle fidélité disait Höldelin : nous manquons à l'autre parce que l'autre nous a manqué. Si les dieux nous abandonnent il faut, par fidélité même, les abandonner, en quoi une fidélité d'un type supérieur se promeut et s'effectue. 

Je manque à l'autre et l'autre me manque. Qu'est-ce à dire? Que l'autre ne possède pas ce que je crois : savoir, certitude, vérité. Qu'il n'offre pas de garantie. Que le ciel est vide, que mes sacrifices sont inutiles, que les dieux se taisent, et les planètes tout aussi bien, qu'il n'existe aucun lieu intelligible où seraient écrites les tables de la loi, que chacun est seul, et que pourtant chacun doive tracer sa propre route, selon des lignes non écrites, non prescrites, inconnues, libres et pourtant nécessaires.

"A moi aussi l'Autre me manque" aurait dit Lacan, rejoignant la cohorte des esprits libres. Il faut tenter d'en faire son parti : non seulement je manque de - certitude, savoir, et tout ce qu'on voudra - je manque de l'autre, qui est tout en n'étant pas, qui est barré comme moi par l'incomplétude, mais de plus je manque à l'autre, par défaut, et parfois par excès, ce qui devrait nous inciter à une étrange sagesse, fort humble au demeurant, mais non sans grandeur, où, comme dit Hölderlin, "c'est le défaut du dieu qui sauve".

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