Un AU DELA de la PHILOSOPHIE ? Bilan critique
J’ai toujours estimé par devers moi qu’il faudrait un jour quitter la philosophie. Peut -être ce jour est-il venu. Non qu’il faille ne plus penser - c’est impossible - mais il est possible de ne pas diviniser la pensée, de ne pas idéaliser la démarche réflexive, en reconnaissant tout simplement ses limites, et ses dangers. L’illusion constitutive de cette discipline est de croire que par la pensée on puisse accéder à la vérité. Mais la valeur de vérité me semble de plus en plus incertaine, plus encore suspecte. A supposer qu’une vérité puisse être atteinte quelle en sera l’effet sur la vie ? Peut-elle éclairer la vie, la rendre plus belle, plus désirable ? A quelle économie secrète répond cette exigence ? Quel en sera le coût ?
A vrai dire, en mon adolescence, j’étais plus épris de beauté que de vérité. Mon ambition c’était la poésie, secondairement la littérature. J’ai beaucoup et longtemps fréquenté les poètes, je me suis mis à leur école, je les ai imités tant que je n’étais pas sûr de ma propre inspiration, puis j’ai tenté d’être au plus proche de ma nature. J’ai compris assez vite que pour moi la beauté était essentiellement « perdue », qu’elle dessinait en quelque sorte une poche de douleur et d’absence dans le continuum de ma vie. La beauté est amère, et « quand je l’ai assise sur mes genoux elle ne voulut pas de moi ». Plus exactement c’est une ombre qui s’est assise sur mes genoux, une ombre qui se blottit contre ma poitrine. En faire le deuil fut l’épreuve la plus douloureuse que je pusse entreprendre. Je ne crois pas que la beauté puisse sauver le monde, elle est l’image d’un monde à jamais disparu. De nos jours « les œuvres d’art » - à supposer que ce terme convienne encore –cultivent la laideur, le monstrueux, l’abject sous prétexte de vérité, nous plongeant plus profondément encore dans les ténèbres du nihilisme. J’en viens à penser avec Hegel que l’âge de l’art est derrière nous, et que sa vérité n’éclaire plus l’humanité. L’expressivité conquérante et envahissante a définitivement ruiné l’idéal de beauté.
Je n’ai jamais cru sérieusement aux édifications des philosophes, en raison d’une disposition personnelle, très acérée, au scepticisme. Quand je découvris enfin la pensée souveraine de Pyrrhon d’Elis je me trouvai chez moi. Tout le problème était de vivre malgré tout, dans le monde tel qu’il est, et c’est Epicure qui m’inspira, tout au long, une sagesse pratique adaptée à ma nature anxieuse et pusillanime, qui me conduisit tout doucement à la mesure, à l’équilibre intérieur. Pyrrhonien dans le domaine théorique, épicurien quant à la conduite de la vie, cela pouvait marcher, et cela marcha assez bien. En tout cas cela me mettait en sûreté, loin des chimères idéalistes.
Souterrainement je poursuivais un travail de sape qui me mène aujourd’hui à la suspicion radicale : je pourrais faire l’inventaire des notions qui pour moi ont perdu toute signification, comme : âme, savoir, sens, loi, valeur, idéal, connaissance, morale, bien, beau, vrai. C’est tout un édifice qui s’écroule, et cela se défait, et cela pourrit lentement dans une sorte d’indifférence amusée. C’est toute la métaphysique, de Platon à Nietzsche, qui est purement et simplement répudiée, sans reste. A vrai dire je n’y ai jamais sérieusement cru, et c’est avec ironie, de toujours, que je me suis dit philosophe. J’ai toujours été en lutte avec l’Université, ses idéaux et ses chimères, ne me reconnaissant guère que dans les philosophes méprisés, rejetés - épicuriens, kuniques, pyrrhoniens, libertins et consorts.
Pour le dire tout net je me réfère aux Antésocratiques d’une part, aux Hellénistiques de l’autre, dont la référence commune n’est pas la philosophie mais la sagesse (Sophia). Encore faudrait-il redéfinir ce terme que je n’utilise qu’avec méfiance, à défaut d’un autre, qui n’existe pas. Dans cette nouvelle approche j’inclus plusieurs grandes traditions orientales, taoïstes et bouddhistes, qui toutes enseignent un dépassement de la tendance spéculative et de la mythologie rationnelle.
On ne peut, évidemment, se contenter d’une reprise de positions antiques, fussent-elles éclairantes. Il faut tout reprendre à neuf, expérimenter par soi même. Cela ne me fait pas peur. C’est un beau, un vaste chantier, prélude à de nouvelles intuitions, qui devraient dynamiser l’existence. Quoi qu’il en soit, c’est ici, dans ce sans demeure, que j’entends m’ébattre à présent.