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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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13 septembre 2010

Du DESIR d' INFINI : physique et psychologie

Le corpus épicurien est tout entier traversé par le fil d'une opposition irréductible entre l'infini et le fini, l'apeiron et péras, la limite. Infinité de l'univers, des atomes et du vide, infinité des mondes, infinité du temps et de l'espace, en opposition tranchée avec la finité des corps composés, leur temporalité limitée, leur naissance et leur corruption. L'univers n'a ni début ni fin, mais les mondes naisssent et meurent, les composés se font et se défont dans l'universelle impermanence. Tout corps va à la mort,  mais d'autres formes jaillissent, se constituent, et se décomposent, indéfiniment. C'est la loi de nature. L'esprit humain est hanté souterrainement par une fascination de l'infini : désirs illimités, désir d'immortalité, expansion fantastique, fantasmatique vers le non-limité, tel Alexandre parti pour une conquête sans frontière. Epicure constate cette maladie de l'âme, s'en désole, mais ne l'explique pas. Il ne cesse de fustiger les "opinions creuses" qui soutendent l'infinité du désir et l'extension hyperboliqiue des passions, mais ne dit pas d'où vient cette funeste propension qui fait le malheur de l'homme. En médecin,  il fait un diagnostic rigoureux, mais ne livre pas de généalogie, si ce n'est sous la forme d'un roman historique : la civilisation s'édifie en s'éloignant irrésistiblement de la condition native, en complexifiant les besoins, en élargissant sans cesse la brêche originelle. Mais la question demeure : pourquoi l'homme est-il emporté dans ce mouvement de séparation, par quoi il édifie une non-nature, voire une anti-nature, qui est à la fois sa gloire et sa dériliction?

La même problématique est dans les Kuniques qui ne désarment pas devant la dégénérescence de la civilisation, vilipendant les moeurs, les fausses valeurs, la tartufferie de la culture héllénique, opposant au Zeus officiel de la religion un "vrai" Zeus garant des valeurs de la sainte nature éternelle. Le kunique veut renverser un ordre contre-nature, l'épicurien, plus prudemment, recommande de se tenir à l'orée du monde, tout près de la faille, et de résister à l'entropie générale par une éthique du minimum.

A y réfléchir de plus près, il existe en fait une double faille. La première est physique, affectant  tous les corps : c'est la rupture entre l'infini et le fini, entre l'apeiron et péras. Composition et détermination des agrégats corporels. Tout corps n'existant que par l'association d'atomes, sa formation même coïncide mécaniquement, mais à terme, avec sa fin imminente. Se composer c'est du même mouvement se décomposer, et inversement. Il en est ainsi de tout corps, sans exception. Pour l'animal inconscient des lois de nature le besoin ne s'exalte jamais en désir, sa vie reste intégralement déterminée par les lois de nature. Si l'animal souffre c'est d'un manque vital (besoin), jamais du désordre de ses représentations (désir). En ce sens l'animal vit sous le régime universel de la faille physique.

Mais comment comprendre que chez l'homme il en aille différemment? Physiquement il n'est en rien différent des animaux, ni de l'ensemble des corps. S'il restait inconscient de sa condition mortelle il ne différerait en rien de l'animal. Tout le problème, par conséquent, est dans la pensée de la mort. On se souvient avec délices de cet épisode raconté par Diogène Laerce au sujet de Pyrrhon : "Alors que les hommes d'équipage faisaient grise mine à cause d'une tempête, lui-même, gardant toute sa sérénité, leur remonta le moral en leur montrant sur le bateau un petit cochon qui mangeait, et en leur disant que le sage devait se maintenir dans un état semblable d'imperturbabilité". (DL,IX,68)

On pourrait comprendre la conscience comme une instance paradoxale traversée d'une double orientation : une fonction d'enregistrement, de perception réaliste des  choses et des situations, conscience de la finité de toute chose selon l'ordre de la nature -  et parallèlement un gigantesque, un colossal refus de cette loi du réel, une aversion fondamentale pour toute limite, borne, frontière, bordure et règle, cause d'une profonde souffrance de privation, de frustration, de misère ontologique. Quand on exposa à Alexandre la thèse de l'infinité des mondes il se mit à sangloter : "Que de mondes que je ne pourrai conquérir jamais!".

Je ne puis m'empêcher de penser, quant à moi, que cette douleur de limitation exprime une profonde, inconsolable nostalgie de l'infini, "la douleur de l'individuation", cette profonde déchirure de l'être, qui pour naître, doit renoncer à la totalité englobante, à la fusion primitive dans l'océan cosmique, selon cette loi terrible que advenir c'est mourir. C'est la voix du Silène dans Sophocle :

                                    " Le mieux c'est de n'être pas né,

                                    Mais si tel est le cas, retourne

                                    Aussi vite que possible en ce lieu d'où tu vins".

Les Grecs ont eu la prudence de ne pas thématiser cette vérité de l'être-homme. Mais ils font signe avec insistance vers une énigme qui hante la haute tragédie. Nous y avons substitué les arcanes touffues de nos psychanalyses. Mais contre Freud qui s'acharne à rabattre tous les mystères de l'âme sur son obsessionnel complexe d'Oedipe, je donne raison à Romain Rolland. Le "sentiment océanique" me semble bien plus originaire, plus nécessaire, plus explicatif de la psyché, lieu du conflit  interminable entre le fini et l'infini. Peut-être même que la fameuse lutte entre Eros et Thanatos, empruntée à Empédocle, n'est pas vraiment originaire, expression seconde du conflit archaïque entre la tension vers l'individuation et le mouvement rétrograde vers l'indivision. Lou Andréas Salomé, puis Ferenczi, et Bela Grundberger ont opposé à Freud une conception "métaphysique" du narcissisme dont j'éprouve en moi la tenace véracité.

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Commentaires
D
Tout le problème est de savoir si cette pensée de la mort et de la finitude est le fruit d'une idiosyncrasie, d'un tempérament inéluctable qui décide une fois pour toutes de l'humeur et de l'orientation psychique ou s'il est possible d'interroger cette fascination pour l'éclatement et la morbidité, cette tendance glauque qui pourrait bien correspondre à des manières discrètes de détruire ce qui fait obstacle à notre désir contrarié dans certains recoins de notre existence ? Tendance indépassable de la psyché ou moment réactif lié à des circonstances particulières et déterminées ? Spinoza est clairement du côté de la seconde possibilité considérant que le vertige est dépassable lorsque les puissances d'agir ne sont plus empêchées de se déployer. Sur ce point, même Montaigne qui recommandait "d'apprendre à mourir" finit par abandonner cette idée pour accepter le fait que la mort vienne le chercher dans son champ. Cela suppose de ne plus séparer le plan de l'action et de la pensée. Une méditation de la mort accomplit la séparation et accroît le vertige sans solution.<br /> <br /> Si, comme je le pense, le fini n'est qu'un cas particulier de l'infini, alors l'angoisse pourra se dissoudre avec la finitude réifiée ou solidifiée qui n'est qu'une fixation mentale sitôt qu'elle cherche à résister ou à s'opposer à l'infini dont elle n'est, en réalité, qu'une modalité inaperçue.<br /> Comme tu le dis : "pensée nous vient, pensée nous quitte" tout comme le souffle ou la vie. La respiration est une expérience finie au milieu de l'infini. Entre l'expir et l'inspir, que faisons-nous sinon vivre et déployer notre énergie dans le tout de la réalité ?
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G
Je suis bien d'accord : il ne faut pas cultiver les passions tristes. Mais de là à n'en éprouver jamais! Le problème est plutôt comment gérer ce qui nous revient inévitablement comme expression de la finitude. "pensée nous vient, pensée nous quitte" - entre les deux que faisons-nous?
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D
Merci pour cet excellent article.<br /> Il me semble qu'il serait possible de penser le conflit entre éros et thanatos, entre individuation et indivision, entre fini et infini comme une production réactive de la conscience se saisissant elle-même dans sa propre contradiction réflexive. Kant a pointé cette impasse dans laquelle se trouve le sujet désireux de penser sa propre mort (limite). L'objet (la mort), qui est un non-objet défait immédiatement le sujet qui tente de le penser. L'idée de la mort détruit le "je pense" alors même qu'il s'agit encore d'une pensée. Insoluble contradiction ! Cette contradiction produit l'angoisse mais celle-ci peut se comprendre comme une division insurmontable du moi qui ne perçoit plus son unité ou sa permanence.<br /> Faut-il vivre dans ce cas comme ce goret dont Pyrrhon flatte la sagesse au milieu des tourments humains ? Ne serait-ce pas dans l'oubli de notre condition consciente que se cache le remède ou dans un dépassement du conflit inhérent à la conscience ? Vivre en animal d'un côté, vivre à la manière du dieu de l'autre. Que la conscience ne fasse plus retour sur elle-même dans un processus auto-centré mais qu'elle se saisisse comme dépossédée dans et par l'expérience de la grande nature (cosmos), tel est peut-être le remède. Sur ce point, à l'angoisse de la mort (finitude) il est possible d'opposer le sentiment de l'éternité (infinité). Alors, la réaction ne manque plus de devenir action, convertie en puissance réconciliatrice.<br /> "Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels" écrit Spinoza. C'est sans doute pourquoi l'auteur de l'Ethique estimait que seule la pensée de la vie méritait d'être abordée, une vie inscrite dans la substance éternelle de la nature. Penser à la mort reviendrait à cultiver les passions tristes. La pensée du tout pour parler comme Démocrite (l'Ancien)est une pensée de l'infini mais aussi de l'éternité, pensée qui n'est peut-être pas éloignée sur le plan psychique "du sentiment océanique" dont tu parles.
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