Du DESIR d' INFINI : physique et psychologie
Le corpus épicurien est tout entier traversé par le fil d'une opposition irréductible entre l'infini et le fini, l'apeiron et péras, la limite. Infinité de l'univers, des atomes et du vide, infinité des mondes, infinité du temps et de l'espace, en opposition tranchée avec la finité des corps composés, leur temporalité limitée, leur naissance et leur corruption. L'univers n'a ni début ni fin, mais les mondes naisssent et meurent, les composés se font et se défont dans l'universelle impermanence. Tout corps va à la mort, mais d'autres formes jaillissent, se constituent, et se décomposent, indéfiniment. C'est la loi de nature. L'esprit humain est hanté souterrainement par une fascination de l'infini : désirs illimités, désir d'immortalité, expansion fantastique, fantasmatique vers le non-limité, tel Alexandre parti pour une conquête sans frontière. Epicure constate cette maladie de l'âme, s'en désole, mais ne l'explique pas. Il ne cesse de fustiger les "opinions creuses" qui soutendent l'infinité du désir et l'extension hyperboliqiue des passions, mais ne dit pas d'où vient cette funeste propension qui fait le malheur de l'homme. En médecin, il fait un diagnostic rigoureux, mais ne livre pas de généalogie, si ce n'est sous la forme d'un roman historique : la civilisation s'édifie en s'éloignant irrésistiblement de la condition native, en complexifiant les besoins, en élargissant sans cesse la brêche originelle. Mais la question demeure : pourquoi l'homme est-il emporté dans ce mouvement de séparation, par quoi il édifie une non-nature, voire une anti-nature, qui est à la fois sa gloire et sa dériliction?
La même problématique est dans les Kuniques qui ne désarment pas devant la dégénérescence de la civilisation, vilipendant les moeurs, les fausses valeurs, la tartufferie de la culture héllénique, opposant au Zeus officiel de la religion un "vrai" Zeus garant des valeurs de la sainte nature éternelle. Le kunique veut renverser un ordre contre-nature, l'épicurien, plus prudemment, recommande de se tenir à l'orée du monde, tout près de la faille, et de résister à l'entropie générale par une éthique du minimum.
A y réfléchir de plus près, il existe en fait une double faille. La première est physique, affectant tous les corps : c'est la rupture entre l'infini et le fini, entre l'apeiron et péras. Composition et détermination des agrégats corporels. Tout corps n'existant que par l'association d'atomes, sa formation même coïncide mécaniquement, mais à terme, avec sa fin imminente. Se composer c'est du même mouvement se décomposer, et inversement. Il en est ainsi de tout corps, sans exception. Pour l'animal inconscient des lois de nature le besoin ne s'exalte jamais en désir, sa vie reste intégralement déterminée par les lois de nature. Si l'animal souffre c'est d'un manque vital (besoin), jamais du désordre de ses représentations (désir). En ce sens l'animal vit sous le régime universel de la faille physique.
Mais comment comprendre que chez l'homme il en aille différemment? Physiquement il n'est en rien différent des animaux, ni de l'ensemble des corps. S'il restait inconscient de sa condition mortelle il ne différerait en rien de l'animal. Tout le problème, par conséquent, est dans la pensée de la mort. On se souvient avec délices de cet épisode raconté par Diogène Laerce au sujet de Pyrrhon : "Alors que les hommes d'équipage faisaient grise mine à cause d'une tempête, lui-même, gardant toute sa sérénité, leur remonta le moral en leur montrant sur le bateau un petit cochon qui mangeait, et en leur disant que le sage devait se maintenir dans un état semblable d'imperturbabilité". (DL,IX,68)
On pourrait comprendre la conscience comme une instance paradoxale traversée d'une double orientation : une fonction d'enregistrement, de perception réaliste des choses et des situations, conscience de la finité de toute chose selon l'ordre de la nature - et parallèlement un gigantesque, un colossal refus de cette loi du réel, une aversion fondamentale pour toute limite, borne, frontière, bordure et règle, cause d'une profonde souffrance de privation, de frustration, de misère ontologique. Quand on exposa à Alexandre la thèse de l'infinité des mondes il se mit à sangloter : "Que de mondes que je ne pourrai conquérir jamais!".
Je ne puis m'empêcher de penser, quant à moi, que cette douleur de limitation exprime une profonde, inconsolable nostalgie de l'infini, "la douleur de l'individuation", cette profonde déchirure de l'être, qui pour naître, doit renoncer à la totalité englobante, à la fusion primitive dans l'océan cosmique, selon cette loi terrible que advenir c'est mourir. C'est la voix du Silène dans Sophocle :
" Le mieux c'est de n'être pas né,
Mais si tel est le cas, retourne
Aussi vite que possible en ce lieu d'où tu vins".
Les Grecs ont eu la prudence de ne pas thématiser cette vérité de l'être-homme. Mais ils font signe avec insistance vers une énigme qui hante la haute tragédie. Nous y avons substitué les arcanes touffues de nos psychanalyses. Mais contre Freud qui s'acharne à rabattre tous les mystères de l'âme sur son obsessionnel complexe d'Oedipe, je donne raison à Romain Rolland. Le "sentiment océanique" me semble bien plus originaire, plus nécessaire, plus explicatif de la psyché, lieu du conflit interminable entre le fini et l'infini. Peut-être même que la fameuse lutte entre Eros et Thanatos, empruntée à Empédocle, n'est pas vraiment originaire, expression seconde du conflit archaïque entre la tension vers l'individuation et le mouvement rétrograde vers l'indivision. Lou Andréas Salomé, puis Ferenczi, et Bela Grundberger ont opposé à Freud une conception "métaphysique" du narcissisme dont j'éprouve en moi la tenace véracité.