"PERIR par le DELAI" : Epicure et Pascal
"Nous sommes nés une fois, il n'est pas possible de naître deux fois, et il faut n'être plus pour l'éternité ; toi, pourtant, qui n'es pas de demain, tu ajournes la joie (to chairon) : la vie périt par le délai, et chacun de nous meurt affairé". Epicure, Sentence vaticane, 14.
Le délai : demain je vivrai mieux, quand je connaîtrai la retraite, quand je toucherai un pactole, quand je serai libre etc. Ou alors, quand je goûterai aux félicités de la vie éternelle. Ou si je peux, on ne sait jamais, me réincarner dans une existence meilleure. Demain, toujours demain. Pascal le dit autrement : "ainsi nous ne vivons jamais, mais espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais".
Cette idée, fort banale au demeurant, et constamment ressassée depus l'Antiquité, prend de nos jours une valeur toute nouvelle, en considérant le monde tel que l'humanité l'a forgé depuis la révolution industrielle. Qui, de nos jours, est capable de faire halte, de suspendre l'activité, de revenir à soi, de méditer, de considérer avec lucidité les véritables besoins de sa nature, au lieu de courir comme un lièvre après de fallacieuses satisfactions promises pour le lendemain et qui s'effilochent à mesure ? Nous vivons l'instant comme un creux douloureux qu'il faut combler au plus vite : consommer, avaler, remplir, saturer. Mais comme ces satisfactions n'ont aucun rapport avec nos besoins véritables, elles ne font que relancer indéfiniment la demande, nous entraînant dans la ritournelle de la répétition. Souffrance de l'infini, qui à son tour mobilise, dans le système productif, l'infini de la prolifération : mobilisation, productivisme exponentiel, gaspillage éhonté, obsolescence programmée, épuisement des ressources, course à de nouvelles ressources, arraisonnement universel. On en vient à penser que la machine tourne toute seule, que nul ne peut l'arrêter, ni les instances de décision économiques, ni les gouvernements, ni les élites pensantes. Les Etats pas davantage, car ils ont perdu le pouvoir de décision. Et nous voilà tous à courir, sans savoir où, ni pourquoi, "à périr par le délai et à mourir affairés".