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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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10 juillet 2009

De la PEAU : fantasme et analyse

La peau se donne à voir comme lisse, homogène, continue. C'est une illusion. A y regarder de plus près que voit-on? Des trous, des trous par milliards. Bien sûr d'abord les fameux orifices : bouche, oreilles, nez, orbites, anus, fente génitale qui fascinent tant les enfants qu'ils ne se lassent d'en parcourir, d'en explorer les bords. Zones érogènes comme dit l'autre. Mais on peut continuer. Au lieu d'en rester à une opposition factice entre ces zones sensibles qui constituent par leur assemblage hétéroclite un "corps de plaisir "ou "corps érogène", qui expulserait tout le reste dans la catégorie bâtarde du corps de travail, ou corps anatomique, on peut parfaitement étendre le corps érogène à la totalité de la peau. Dans certaines civilisations la peau du pied est éminemment érotique, ou le lobe de l'oreille, ou le torse, ou le cou, et toutes les parties que l'on voudra. De la sorte on bascule dans un érotisme généralisé. Et que faisons-nous donc quand nous sommes amoureux si ce n'est fantasmer le corps de l'aimée comme une totalité vibrante et sensuelle, comme une immense peau de plaisir, si tentante, si proche et pourtant si définitivement inaccessible. Elle est tout, je fais le tour, éperdument, de la prairie fleurie de ses charmes, je m'épuise à en contenir la majesté adorable et je ne saisis, hélas, que telle partie, puis telle autre, éperdu de tension et de faim, et toujours c'est le Tout qui se dérobe! Voyez comment Lucrèce dépeint la frénésie du fou d'amour, qui se débat sans fin dans le labyrinthe d'une prise impossible, quelle fureur le consume dans sa furie de possession. Eros est un grand dieu : il divinise le corps tout entier, englobé dans une fallacieuse et  troublante unité corporelle.

Si la volupté tend à l'unification sous l'action du fantasme, l'analyse et l'observation nous donnent un tout autre visage de la chose. Analyser c'est décomposer, déconstruire, émietter, pulvériser. Marc Aurèle faisait remarquer avec une amère ironie que le sage peut toujours se débarrassser d'une fâcheuse tentation de chair en procédant par décomposition : cette superbe créature qui éveille mon désir, j'en viendrai à bout en étudiant chaque partie l'une après l'autre, la hanche, la poitrine, le cou, les avant-bras, et ainsi de suite, ne laissant pour finir au regard qu'un puzzle inanimé, qu'une triste collection d'organes, de fibres, d'ossements, de muscles, de poils, et enfin de fragments insanes, inodores, et sans parfum! Je ne saurais trop, quant à moi, le suivre dans cet équarrissage, mais sur le fond il a raison : le corps ne "tient" et ne "vaut" que par le fantasme. L'unité de la peau est une construction désirante.

Plus sérieusement : nous disons "la peau", mais il n'existe que des bouts de peau, des trous et des orifices laborieusement raccordés par je ne sais quelle force anatomique, des bosses, des creux, des plis et des replis, des cavernes, des abysses, des montagnes et des vallées, des précipices, des platitudes et des longitudes, des micro-océans et des coupures, des défilés abrupts, des glaciers monstrueux, des volcans plus ou moins éteints, tout une surface de terre et de mer, à l'image du monde visible, mais en miniature, quasiment insondable. On pourrait, à la manière de Pascal, décrire la peau comme un macro univers, un immense vide sidéral, où nagent, à des distances infinies, des villages d'étoiles errantes, de galaxies gigantesques, avec des trous noirs exorbités, des novae inconcevables flottant à les milliards d'années-lumières les unes des autres, emportées dans le flux innombrable de l'éternité! Entre l'infiniment grand, et l'infiniment petit, "disproportion" de la peau, sans rapport avec toute distance et norme concevable, inqualifiable, ou pour parler comme Pyrrhon, "immesurables, in-différentes, in-décidables".

On dira que je délire. Mais que non! Ce que je dis là peut se dire de toute chose au monde. De l'étoile et de l'atome. De la feuille et du cosmos. On craindra peut-être une dissolution dans le néant. Une glorification perverse du nihilisme. C'est à tort : que je décompose encore et encore, toujours je trouverai quelque nouvelle "chose" à décomposoer. "L'univers ne se lasse pas de fournir". Et puis, de toute manière, que peut l'analyse contre la résurgence imparable du désir? A-t-on jamais vu un passionné se rendre à une argumentation et cesser de flamber? L'instinct d'abord, le fantasme ensuite se chargent bien de reconstruire ces nécessaires illusions qui nous font vivre. Reconnaître la toute-puissance du fantasme ne nous oblige pas de le croire.

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Commentaires
F
Intéressant! Même la fameuse formule E = mc2 nous indique que la matière n'existe pas nécessairement, qu'elle peut être équivalent à de la pure énergie.
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