DE L'APPARITION

"Ad luminis oras..." Vers les rivages de la lumière. Voilà qui définit assez bien le propre de l'apparition dont on pourrait dire : c'est le surgissement, à la lumière, de quelque chose qui n'était pas là auparavant. L'apparition par excellence c'est celle, quotidienne, familière, et pourtant miraculeuse, du soleil : "l'aurore aux doigts de rose" d'Homère, poète apollinien s'il en est. Apparaître c'est poser pour tous l'évidence d'une présence au présent. Lorsqu'apparaît Achille sur le champ de bataille, casque et bouclier étincelants, on dirait Arès le dieu de la guerre en personne, alors la foudre se déchaîne, alors l'ennemi tremble.

En grec nous avons le verbe phaino : faire briller, faire voir, et en mode moyen : briller, luire, paraître. Toujours cette conjonction essentielle du mouvement et de la lumière. En allemand nous avons erscheinen, où résonne Schein : clarté, lumière, lueur. L'apparition est une advenue lunineuse à la présence, évidente et incontestable. C'est en ce sens là qu'il faut entendre l'apparence : c'est le statut de ce qui surgit, nous affecte de quelque manière, et passe. Quelques mauvais coucheurs veullent nous persuader que l'apparence s'oppose à l'être, qu'elle n'est que tromperie et chimère, source d'erreur et de fausseté. Mais il leur faudra bien reconnaître qu'elle affecte le corps et l'esprit, que de ce point de vue elle est bien réelle. Montrez-moi que ma douleur ne repose que sur de fausses perceptions, ma douleur n'en sera pas moins douloureuse. Chacun peut voir que ce qui affecte le corps se moque bien  de savoir si l'affection est vraie ou fausse : en tant qu'affect elle est toujours vraie (Epicure).

Que disent les Pyrrhoniens ? "Lorsque des impressions variées nous frappent nous dirons qu'elles apparaissent, les unes et les autres ; et la raison pour laquelle nous posons les apparences, c'est qu'elles apparaissent" (DL,IX,107). En dernière analyse toute l'affaire se résume à poser l'équivalence : apparaître, apparition, apparence. Quels que soient par ailleurs nos savoirs et nos pouvoirs, être vivant c'est être affecté de mille manières, douloureuses agréables ou neutres, et mettre en place, autant que possible, une enveloppe protectrice, physique et psychique, de manière à moins souffrir. Je doute que l'on puisse faire mieux.