SUR L'USAGE DU VERBE ETRE
Si je dis : Socrate est mortel, le verbe "être" n'ajoute rien à la proposition. Je pourrais fort bien dire : Socrate mortel. C'est bien ainsi que faisaient les Chinois de l'Antiquité : han chan, la montagne (est) froide, ou, chan han : froide (est) la montagne. Introduire le "est" c'est induire l'idée d'une continuité, d'une stabilité, d'une permanence. On en arrive presque mécaniquement à poser une double substance : la substance Socrate, et celle de l'attribution : mortel. Il est vrai que cet exemple n'est pas très gênant parce que l'expérience vient ratifier le contenu de la proposition : si Socrate est bel et bien mort, il faut en effet admettre qu'il était mortel.
Si je dis : les dieux sont immortels, le caractère tendancieux du verbe être apparaît immédiatement. Il faudrait déjà pouvoir établir qu'il existe des dieux, que ces dieux sont, enfin que l'immortalité leur appartient en partage. Or cette immortalité est purement nominale : je me donne une définition du dieu comme être immortel, après quoi je le déclare immortel ! La belle affaire ! Jeannette est muette parce qu'elle souffre de mutisme ! C'est ainsi que nos doctes théologiens ont accumulé les qualificatifs de la divinité : éternité, omniscience, omnipotence, providence etc - tirant de leur chapeau de sublimes lièvres spéculatifs, chimères et bulles de savon !
Mais l'usage le plus comique du verbe être c'est l'affirmation : "je suis". Si par là on veut dire qu'il existe un certain composé physique et psychique, repérable dans l'espace, vivant un certain temps avant de périr, et possédant la capacité réflexive de se nommer, rien de plus légitime. La supercherie commence avec la conviction fantasmatique de l'identité, de la permance d'un moi, ou d'un soi qui serait le même tout au long de la vie. Un pas de plus et l'on se persuadera que ce soi est une âme, puis une âme immortelle. Et le tour est joué. Nous voilà dans la scène célèbre de la pesée des âmes, chez Osiris, ou, plus près de nous, du chatiment infernal chez Jérôme Bosch !
Pour qualifier la personne le bouddhiste dira : un flux. Une suite de sensations, de perceptions, de constructions mentales, de cognitions qui viennent et passent à une vitesse incalculable, se remplaçant sans trêve, si rapides que l'individu peut se persuader qu'elles forment une sorte de continuité, alors qu'elles surgisent et disparaissent, sans qu'on puisse les diriger et les retenir. Où donc le moi ? Où donc le soi ? Où donc l'âme ? Contemplant la flamme d'une bougie nous disons : c'est une flamme. Mais en fait se succèdent de minuscules éclairs, des crépitements, des variations infinitésimales, dont nous n'avons qu'une vision grossière et déformée, qui nous donne l'illusion d'unité et de continuité.
Dirons-nous que la flamme est rouge, ou orange, ou bleue, haute ou longue, stable ou dansante ? A la rigueur ou pourra dire tout ce qu'on veut, qui n'est ni vrai ni faux. Les peintres modernes en abusent, détachant la couleur de l'objet, la laissant flotter dans l'espace, comme un aigle fou. "La terre est bleue comme une orange" disait l'autre. Et pourquoi pas si l'être n'est que convention, si le mot n'est que bruit.