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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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5 janvier 2022

DE QUOI ECRIRE ?

 

"...Que si j'eusse été entre ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t'assure que je m'y fusse très volontiers peint tout entier et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi--même la matière de mon livre". 

J'y souscris volontiers, hormis la référence à la peinture. Le siècle baroque affectionnait les portraits, les mises en scènes et les mises en abîme, les grotesques, les contorsions, les jeux d'ombre et de lumière. Aujourd'hui c'est une autre mode, envahissante et déplaisante : se photographier sous toutes les coutures, en tous lieux imaginables, exhibant l'intime, transgressant toute réserve, s'offrant en pâture à la terre entière. Rien ne semble pouvoir échapper à cette débauche, à ce vertige universel de la monstration : l'image, toujours l'image, et de préférence l'image de soi. "Je suis, j'existe puisque l'on me voit" - "on", parce que le destinataire est parfaitement indéfini, la plupart du temps, fantomatique et inconnaissable.

Quelle est donc cette existence-là qui se satisfait à si bon compte, simplement d'être vue, et pour cela même toujours manquée, toujours échappée, qu'il faille à tout instant recommencer, encore et encore. Dans le miroir, de même, on va s'offrir en effigie, espérant quelque confirmation, dans une adhésion à l'image où l'on croit enfin se saisir tout entier, - où l'on se rate, car enfin l'image n'est pas moi, elle est extérieure à moi, et de moi elle ne donne qu'une apparence faussée, incomplète, partiale : me figurant je me défigure.

Non, je ne suis pas dans l'image, je n'existe vraiment que de m'en séparer. C'est ce que ne comprennent pas nos zélateurs de selfies. Mille images, dix mille images ne font pas le sujet. "Je est un autre" - sa nature paradoxale est de se situer toujours à côté, avant et après, toujours échappé. 

Ces remarques nous permettent de préciser les choses. Ecrire ce n'est pas, en dépit de Montaigne, faire la peinture de soi. On peut certes s'y essayer à l'occasion, en passant. Mais écrire n'est pas un entreprise de portraiture (du moi), c'est plutôt le travail de parturition, l'accouchement patient, la perlaboration toujours inachevée, du sujet. Il ne s'agit pas de fixer les traits dans une oeuvre monumentale offerte à la contemplation publique, mais de se laisser traverser par le mouvement jailli du tréfonds :

        "Enigme est le pur jaillissement" 

         Même le chant ne peut le dévoiler qu'à peine" (Hölderlin, le Rhin)

 Au bout du compte le sujet écrit toujours de soi. Mais il est menacé de tous côtés, par la convention, le savoir, les fascinations de l'imaginaire, les séductions de la portraiture, les passions d'exhibition, les prudences et les inhibitions névrotiques, et c'est à travers ce feuillage baroque, ce fouillis, qu'il tente, vaguant et divaguant, de se trouver à lui-même sa propre voie.

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Commentaires
D
Jules Renard semble en accord avec Montaigne, quand il écrit : "Il y a les conteurs et les écrivains. On conte ce que l'on veut ; on n'écrit que soi-même."<br /> <br /> <br /> <br /> Bien entendu, Pyrrhon passant par là répondrait probablement que le conteur lui aussi ne conte que lui-même : le monde qu'il porte en lui, dans son imaginaire, etc.<br /> <br /> <br /> <br /> (Ou plutôt qu'il ne se conte pas plus lui-même qu'il ne se conte pas lui-même.)<br /> <br /> <br /> <br /> J'ai cette impression que l'écrit et la parole se retournent sans cesse contre eux-mêmes.<br /> <br /> <br /> <br /> "Aucune parole ne peut espérer autre chose que sa propre défaite", écrivait Grégoire Palamas, rappelé par Cioran qui le nommait joliment "Professionnel de l'Inexprimable."<br /> <br /> <br /> <br /> En fin de compte, l'histoire de la littérature, et de la pensée en général, est une histoire de fous.<br /> <br /> <br /> <br /> Peut-être même est-ce pour cette raison qu'elle est quelquefois tellement fascinante...<br /> <br /> <br /> <br /> Avec mes amitiés les plus caprines.
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