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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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10 mai 2017

VIVRE EN POESIE

 

Ce fut pour moi une extraordinaire expérience, à laquelle je reviens toujours, retrouvant chaque fois quelque chose de cet étonnement premier qui m'avait saisi jusqu'au fond de l'âme : ainsi donc il existe une dimension supérieure, un monde où l'on respire à pleins poumons, où le coeur s'exalte, où la beauté se donne dans les mots les plus ordinaires, où l'on peut sans peine se réconcilier avec la nature infinie, la poésie ! C'est un émerveillement sans cesse recommencé, et une tâche, une exigence, une sorte de devoir : "agis de manière à ne pas céder sur ton désir le plus intime et le plus puissant, en écartant autant que possible la facilité, la paresse, la concupiscence, l'abandon aux valeurs frelatées du jour, en maintenant et fortifiant cette exigence qui est la vérité de ton coeur et de ton esprit". Se sentir soi-même poète, dans l'oeuvre et dans la vie, est un don des dieux, une grâce insigne, et une responsabilité. A dire vrai il est impossible de se maintenir constamment dans cette disposition, "la chair est faible" comme on dit, l'esprit souvent obtus et peccamineux, l'inspiration ladre et poussive, le talent insignifiant, les circonstances oppressantes ou décourageantes, et l'âme molle, décatie, versatile. En un mot, le désir nous confronte à l'impossible, il ne se soutient que de soi, entre succès et ratage, et pourtant ne peut pas ne pas s'efforcer encore et encore. Ce que Goethe par exemple exprimait dans un verbe : streiben, s'efforcer ; ou en latin : conari, conatus.

J'estime que la poésie est plus qu'un genre littéraire parmi d'autres, c'est une manière de sentir, une manière d'être. Certains se sentent poètes alors même qu'ils ne composent pas, s'estimant incapables de création. Reste qu'ils vivent en poésie, lisant les poètes, s'en nourrissant, les emportant avec eux, en eux, comme une musique intérieure. Qu'ont-ils besoin d'écrire si d'autres ont dit si bien ce qu'ils sentent et ressentent ? Ils ont en tout cas la modestie et l'intelligence de ne pas s'en faire accroire à eux-mêmes. Mais c'est pourtant dans l'acte de composer soi-même que s'exprime le mieux cette disposition, dans une attitude active, dans le risque assumé de mal faire ou de faire à demi. Hélas le talent est rare et le génie plus rare encore. Faut-il être génial pour gagner le droit de composer ? Pourquoi, en ce domaine, les avis sont-ils si souvent négatifs ? On se moque trop facilement de l'amateur éclairé qui s'essaie à la composition, comme si seul le plus grand avait le droit d'écrire. Cela pose la vraie question : pour qui écrit-on ? En fait on écrit avant tout por soi-même, et ce que peut devenir par la suite une oeuvre est de seconde importance. Vous avez envie d'écrire ? Ecrivez, faites vous plaisir, exprimez-vous, que cela plaise ou non, peu importe. Vivez ce que vous ressentez, mettez-le en forme, vous y gagnerez en clarté, en légitimité : vous serez un peu plus vous-même que vous ne le fûtes. 

C'est vers les dix sept ans que j'ai découvert Rimbaud et Hölderlin. Rimbaud fut un cataclysme, bref et violent. Hölderlin m'accompagnera toute la vie durant, comme, dans un autre registre, Montaigne. Ces deux-là on le les quitte jamais, alors même qu'ils n'ont rien de commun. J'aimerais dire qu'ils représentent les deux versants de ma subjectivité, anxieuse et rassise, enthousiaste et refroidie, exaltée et rationnelle, gauche et droite, j'allais dire délirante, imaginative, égarée, instable, mais réfléchie, mesurée, calme, expectative et pensante tout aussi bien. C'est d'une nature coupée en deux, contradictoire que j'ai hérité, avec tous les troubles qui s'en suivent, la difficulté à maintenir le vaisseau à flot, les éternels tiraillements, approximations et restaurations, selon un rythme précipité et chaotique, parfois alternatif, souvent ingérable et angoissant. Le poète ne peut céder au philosophe, il se rebiffe et s'emballe, ou comme dit Montaigne, "il fait le cheval échappé". Riche  nature, mais indocile et rétive, impatiente et créative. Seule la beauté, vertu d'amour et d'harmonie, pourrait réconcilier ces irréconciliables. Aussi je la trouve en poésie, mais en philosophie aussi, quelquefois, chez certains penseurs qui sont autant poètes que philosophes.

La poésie, au total, est une manière de vivre. Vivre en poète cela signifie ne se résigner jamais, résister, maintenir et affirmer le désir de beauté par delà médiocrité et turpitudes. Non, vivre ce n'est seulement travailler à maintenir la vie, à s'enrichir ou à parader. Le plus inutile est aussi le plus précieux.

A sa mère qui voulait faire de lui un honorable pasteur, installé et rémunéré, Hölderlin, répondait qu'il voulait pratiquer la poésie, la plus "innocente" de toutes les occupations ; j'ajouterai : et la plus belle.

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Commentaires
O
J'apprécie vos interventions; et vous lis souvent; écrivant moi-même de la poésie parfois, celle-ci m'est familière; je la vois également dans la philosophie. Mais j'ai remarqué que, venant de l'intime;l'intime étant sur ce thème de la poésie "l'extrême de l'individu, son centre, communique difficilement avec autrui; il n'y a qu'avec la notoriété que chacun veut bien recevoir la poésie d'autrui; remarque à rapprocher de "la joconde" dont l'admiration est due à la boule neige construite avec le temps et la quantité de spectateurs et de commentateurs qui peu à peu en ont fait un monument.
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