Le MOI est-il HAISSABLE ?
Lorsque Pascal déclare que "le moi est haïssable" il ne rend guère service à l'humanité : que diable ! De quoi disposons-nous en cette pauvre vie si ce n'est de ce moi, tout rabougri qu'il soit ! Il est vrai qu'il voulait rabaisser la superbe des hommes, exhiber leur indécrottable misère pour les ramener à Dieu. Le plaisant projet que voilà ! On ne fera jamais croire que celui qui croit déjà, qui désire de croire, et qui n'attend qu'une bonne raison, bonne ou mauvaise, pour se jeter dans le baquet. Pascal visait Montaigne : "le sot projet qu'il eut de se peindre". C'est oublier que Montaigne lui-même avait entrepris un travail de démystification de la raison humaine, non pour susciter la foi, mais par souci de vérité. Il n'avait cure de se jeter dans une mystique de l'abandon, il lui suffisait d'examiner avec lucidité la condition humaine, sans rajouter de la noirceur, se faisant une idée juste et équilibrée de ce que peut l'homme et de ce qu'il ne peut pas. Il s'émerveille sans cesse des inventions infinies, tantôt admirables, tantôt calamiteuses, d'une espèce mal lotie par la nature, et capable cependant de tant de prodiges. On songe au chant du choeur d'Antigone, qui célèbre l'inventivité humaine : "sans ressources il va son chemin sans manquer de ressources jamais".
Il est bon de dégonfler un moi prétentieux, suffisant, présomptueux, vaniteux, glorieux, ambitieux, avaricieux, mais il n'est pas bon de le réduire à néant - à supposer même que la chose soit possible : tel qui fait amende honorable, déclarant avoir sacrifié tout orgueil, va encore se glorifier de son sacrifice pour en tirer un surcroît de jouissance. On sait que le mélancolique est un expert dans ce genre de trafic : "je suis le plus misérable, le plus malheureux, le plus pitoyable des hommes " - ce qui me donne un billet d'excellence, par quoi je dépasse tous les hommes ! Essayez donc de réduire le moi, vous aurez une monstruosité de plus ! Non, décidément tous ces calculs moraux sentent le fumier. Pourquoi vouloir être ce qu'on n'est pas ?
Je pense qu'à examiner la question sous l'angle moral on ne s'en sort pas. Il vaut mieux raisonner en terme de savoir et de vérité. Il n'y a nulle honte à s'avouer ignorant, cela n'implique nulle dévaluation. C'était le projet de Montaigne : non pas dévaluer l'homme en tant que tel, mais dénoncer son opinion de savoir, sa prétention et son outrecuidance. Il n'est homme de qualité qui ne se rende facilement à un argument rationnel qui lui démontre son erreur. Celui qui se trompait et reconnaît son erreur sort grandi de la confrontation.
La spécificité de la philosophie, à l'encontre des discours moraux qui veulent amender l'homme par la condamnation et l'exhortation, réside dans cette option très spéciale de libérer les conditions de la connaissance. Spinoza disait : ni rire ni louer, mais comprendre. C'est la seule voie praticable.