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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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4 septembre 2013

Du SENTIMENT de REALITE

 

 

Qu'appelons-nous "réalité"? Cela paraît trop évident pour qu'on s'y arrête. Mais il en est de la réalité comme du temps, dont Augustin disait qu'il savait bien ce qu'il était tant qu'on ne lui en demandait pas une définition. Nous avons un sentiment naturel de la réalité lorsque nous sommes éveillés, conscients, lucides, mais il suffit du moindre trouble de l'âme pour que cette tranquille assurance se mette à vaciller, nous jetant dans d'interminables incertitudes. D'autant que le rêve lui-même ajoute à notre trouble, nous présentant comme assurée et indubitable une kyrielle de situations parfaitement extravagantes. C'est au réveil que nos prenons la mesure de notre aveuglement : "bah! ce n'était qu'un rêve, pas la peine de s'inquiéter". Ce fameux sentiment de réalité est si souvent pris en défaut qu'il se révèle peu fiable. Mais alors, faut-il croire que nous rêvons tout éveillés, et que, comme le dit le poète, "la vie est le songe d'un songe" ?

Réalité renvoie à res, la chose. La réalité est le monde des choses par opposition aux affects, aux opinions, aux idées. D'où la notion commune de réalité matérielle : la terre, les arbres, une table, un crayon, un litre de vin. Cela se touche, cela se sent, se perçoit, pèse, résiste, se transforme, se casse, mais dans tous les cas cela oppose un quantum de force aux forces que je peux déployer pour les saisir, les déplacer, les modifier, ou même les penser. La chose est en dehors de moi, présentant une sorte d'inertie, de densité insondable, ou de mouvement irrépressible, qui me persuadent que j'en ignore la nature intime, la secrète puissance. Je suis face à la chose, elle est face à moi, elle ne sera jamais moi, je ne serai jamais elle. Cette hétérogénéité constitue la chose en tant que telle, qui ne disparaîtrait que dans le cas d'une absorption totale de la chose en moi, ou dans mon annihilation en elle. La réalité de la chose tient dans le fait que la chose me résiste. 

Dans l'imaginaire je peux traverser les murs, d'un souffle renverser les montages, vider les océans. Dans la réalité c'est impossible. Voilà un critère sérieux. Dans le feu de ma passion je cours, je me précipite, je dévale les escaliers, et voilà que je dérape, je me foule la cheville : voilà, indéniablement, qui est concret, perceptible et réel. C'est dans ce sens qu'Epicure soutenait que le vrai est le réel sensible.

En allemand perception se dit : wahrnehmung, littéralement "prise de vrai". Percevoir c'est tenir pour vrai, attribuer à la chose ou à la situation un caractère de vérité. La chose ne trompe pas, du moins c'est la conviction commune, qui repose sur des millénaires d'expériences répétées et incontestables. Disons que cette assurance se justifie dans le domaine de l'action pratique et des conventions langagières. Elle ne tient pas dans le cadre de la recherche scientifique, laquelle se soutient d'une toute autre exigence.

Possède une réalité ce que le langage et la convention posent comme tel. La conviction personnelle ne suffit pas, et en cas de doute je demande confirmation à l'autre : "pince-moi, dis moi que je ne rêve pas". J'attends de l'autre qu'il me rassure sur mon bon sens, me délivre du soupçon de délire. Si nous sommes deux, et plus encore, à voir la même chose, je supposerai que cette tranquille communion de pensée fournira un critère suffisant. Sauf à supposer que nous délirons de conserve.

Serait réalité ce qui se mesure dans le concret comme possédant une existence avérée et confirmée par la convention commune déposée dans le langage commun. Cette définition peut à la rigueur tenir pour la réalité matérielle, mais qu'en est-il des affects, opinions, idées? Elles ont bien une sorte de réalité puisqu'elles produisent des effets, comme les passions, ou des actions. Freud, fort justement, distinguait la réalité (matérielle) de l'effectivité (psychique), employant respectivement le terme de Realität pour l'une et de Wirklichkeit pour l'autre. "Prenez vos désirs pour des réalités" disait-on en mai 68. C'est ce que nous faisons le plus ordinairement, et sans le savoir. Tout le problème est de ne pas confondre les deux ordres. Par exemple : l'enfant est longtemps persuadé de la toute puissance des idées, sousestimant le poids spécifique de la réalité matérielle. L'adulte apprend que le désir est une chose et la réalité une autre. Il s'est structuré psychiquement en distinguant le principe de réalité du principe de plaisir. Un désir n'est efficace, ne peut agir sur la réalité qu'en tenant compte des lois de la réalité : agir sur la réalité en s'y soumettant. Si je veux construire un pont il me faut du matériau.

L'homme est ainsi divisé en lui-même entre la puissance du désir - réalité psychique - et la nécessité de s'adapter à la puissance de la réalité (matérielle). A quoi s'ajoute encore la puissance de la réalité sociale, coutumes, règlements, interdictions, obligations, rites, traditions culturelles. Réalité à la fois extérieure et contraigante comme la réalité matérielle, et pourtant mobile, évolutive, transformable, amendable, dans le meilleur des cas. Ajoutons, pour ne pas simplifier les choses, qu'elle est largement intériorisée jusqu'à se confondre en partie à la réalité psychique, sous les espèces du Moi socialisé et du Surmoi. La vie psychique est de la sorte elle-même divisée entre l'effectivité du désir et l'effectivité de la norme sociale.

S'il y a diverses formes de réalité, comment s'y retrouver? Si la réalité est tantôt matérielle, tantôt psychique, tantôt sociale, il faut bien reconnaître que ce n'est pas au même titre. Si nos idées et nos désirs ont une certaine réalité, celle-ci ne va jamais sans un coefficient plus ou moins grand d'imaginaire. De même évidemment pour la dite réalité sociale, qui repose sur des représentations et des valeurs parfaitement contestables, mais impérieuses. Je peux toujours contester les décisions d'un procès, reste que si je suis condamné c'est toute la réalité de la peine qui tombe sur moi. Si bien qu'au bout du compte, de quelque manière que l'on prenne le problème, la vraie et seule réalité incontestable est celle de la chose, l'extériorité irréductible de ce qui existe en dehors de nous, comme fait massif, résistance, hétérogénéité absolue, c'est à dire le réel comme tel.

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