Petite MEDITATION à propos d'un ANNIVERSAIRE
Voici deux jours j'ai célébré mon soixante huitième anniversaire. Mes proches ont été extrêmemnt aimables à cette occasion, me proférant encouragements et gages d'estime. Je fis de mon mieux pour être de la partie, me rendre digne de tant de marques d'affection, et cela fut une belle fête. Mais chaque anniversaire est un peu le rappel de la destinée commune, que Scott Fitzgerald exprimait fortement dans cette phrase célèbre : "Toute vie est bien entendu un processus de démolition".
On retorquera que la démolition suppose qu'il y ait quelque chose à démolir, que la vie précède nécessairement la mort, et que les deux en quelque sorte s'équilibrent : "Le fleuve de la génération coule ainsi continuellement et ne s'arrêtera jamais, comme son contraire, le fleuve de la destruction, que les poètes nommaient Cocyte ou Achéron" (Plutarque, Consolations à Apollonius, 10). Reste que pour l'individu la démolition est définitive et sans appel.
Sachant cela, on ne peut pas ne pas se poser cette question : à quoi bon faire tant d'efforts pour maintenir une vie destinée à la putréfaction? Que signifient ces injonctions morales, certes pleines de bonnes intentions, de faire de son mieux, de s'élever résolument dans l'existence, de grandir et de se développer, comme si nous avions l'éternité devant nous, et que chaque progrès assurât une plus haute excellence? Sous l'angle de la durée tout cela peut paraître un peu ridicule.
Nous vivons, sentons, pensons comme si nous devions vivre toujours. C'est l'instinct vital, c'est la pulsion de vie, c'est la force irrépressible du "dur désir de durer".
Mais notre inteligence, qui s'y connaît un peu de voir tant de trépas s'accumuler autour de nous, nous représente imparablement la vanité de nos efforts, et pour un peu nous conseillerait une aimable indolence, une paresseuse mollesse, laissant les choses se faire et se défaire sans bouger le plus petit doigt : "A quoi bon? Tout ce qui vit court à la mort, question de temps, question de hasard et de circonstances". Le mélancolique s'affligera, en toute chose lisant l'échéance fatale, l'hédoniste en tirera leçon de ripailles : "mangeons, buvons, demain nous mourrons". Et nous, que dirons nous?
C'est la leçon du tragique : "face à la mort nous sommes tous une citadelle sans murailles". On peut tout lâcher, cela se fait, et c'est assez facile. Mais aussi, est-il juste et noble de vivre comme si l'on était déjà mort? Le tragique tout entier tient dans ce paradoxe : il n'y a pas d'échappatoire, aussi est-il beau et noble de vivre en vérité, beauté et noblesse.
Cette proposition n'a aucune justification possible, ni physique, ni métaphysique, ni logique. Elle exprime l'arbitraire pur. Elle ne repose sur rien. Ne mène à rien. Elle est l'expression d'une gratuite absolue, comme lorsque Goethe dit : "je fonde ma cause sur le rien".
Aussi ne saurait-elle convaincre quiconque pense autrement. Disons qu'elle est de l'ordre de l'idiosyncrasie, disposition injustifiable et singulière d'un individu singulier. Mais il se trouve aussi que d'autres ont fait un choix semblable, et parmi les meilleurs. Ce qui d'ailleurs ne change rien, ne produit nulle valeur ajoutée.
Disons que pour celui qui, par ailleurs, ne croit guère au libre arbitre, c'est l'ultime, l'indémontrable et singulière expression de la liberté.