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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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1 juillet 2013

A QUI PARLONS NOUS ? - PYRRHON

 

 

 

Parlant, savons-nous ce que nous disons? Savons-nous à qui nous parlons? Je parle, mais je suis parlé autant que je parle. Je m'adresse à quelqu'un, en principe, mais je ne sais pas qui il est. Mes mots, comme des feuiles agitées et portées par le vent, flottent quelque part dans l'indéterminé, échappent à son auteur, qui, pas davantage, ne sait qui il est, ce qu'il fait, ce qu'il veut. Nous marchons comme des aveugles dans les ténèbres de l'inconnaissance, et comme des enfants nous faisons beaucoup de bruit dans l'espoir de chasser les fantômes. 

Pyrrhon "restait toujours dans le même état - au point que, si quelqu'un le quitait au milieu d'un discours, il achevait ce discours pour lui-même" ((DL, IX, 63). Etrange parleur, qu'un psychiatre un peu trop zèlé taxerait  de schizophrène. Je préfère y voir l'illustration de la fameuse adiaphoria - non différence - qui anime de l'intérieur toute la pratique pyrrhonienne. Pyrrhon parle, mais pour dire quoi? Que dire si toute parole est d'emblée disqualifiée comme position attributive, excédentaire, si toute qualification est toujours en trop, ajoutant du jugement, de l'appréciation, de la dénégation, de l'opinion, de la préférence ou du rejet, alors qu'en toute rigueur de la chose il n' y a rien à dire, qu'il suffit de la laisser apparaiître et disparaître selon sa propre nécessité. Tout discours est superfétatoire. Les astres ne parlent pas, ni les feuilles, ni les dieux. Mais alors pourquoi Pyrrhon parle -t-il? "Il faisait retraite et vivait en solitaire, se montrant rarement à ses proches". Et parfois il descendait en ville, et parlait d'abondance. Et pour dire quoi? Pour dénoncer le piège du langage. Pour tenter de faire comprendre à ses amis et contemporains qu'il n'est pas possible, dans les mots, de saisir les choses. Que nous n'avons aucun rapport à l'être, que l'idée d'être, née de la langue, est une addition injustifiable à la chose, "une valeur ajoutée", valeur sans valeur, fausse monnaie dont nous nous payons grassement pour entretenir nos illusions de maîtrise, que toute connaissance est méconnaissance, toute science ignorance qui s'ignore. Je doute que la parole de ce Bienheureux ait rencontré beaucoup d'échos, mais au moins les citoyens d'Elis ont-ils reconnu la grandeur du personnage, célébré sa haute sapience.

Une parole qui vise le vrai peut-elle se tenir sans sombrer dans l'absurdité? Peut-être, contre l'opinion dominante de l'ancienne Grèce, et dont nous avons hérité, faut-il admettre que la vérité ne peut s'abriter dans le langage, et contre Heidegger affirmer l'incompatibilité totale du vrai et de la langue. C'est cela la révolution pyrrhonienne : vérité hors langage, vérité du vide. De cela seul peut découler l'intelligence éclairée de la non différence : dire c'est différer, sélectionner, classer, distinguer, juger, discriminer, bref c'est "anthropomorphiser" le réel. On dira : "mais on ne peut faire autrement, l'homme est être de langage, un "parlêtre" et sa "nature" est précisément de se donner l'être du monde sous la forme du langage. C'est de là qu'il tient sa position spécifique et son pouvoir" Soit. Mais n'en tirons pas autremernt vanité et gardons-nous de penser que nous connaissons : notre savoir n'est qu'une appropriation.

Pyrrhon, alors que son auditeur s'est retiré, lassé sans doute de propos si abscons, si peu à son goût, Pyrrhon imperturbable achève pour lui-même son discours. Comment entendre cela? Pyrrhon parle bien à quelqu'un, mais à qui? A tout venant dirai-je, à n'importe qui, au proche, à l'ami, au quidam de rencontre. Tout interlocuteur qui lui échoit bien lui échoit, selon le kairos, l'opportunité du moment. Lui remplit sa tâche d'éveilleur et si nul ne l'écoute cela ne change rien à l'affaire. Il peut tout aussi bien se parler à lui même en marchant, en vendant ses gorets au marché, en jardinant, en méditant. Voilà qui choquera nos philosophes de l'altérité, nos sectateurs de l'Autre et du Grand Autre. Mais qui donc est ce fameux Autre? Qui ce supposé destinataire de toutes nos demandes, objurgations et pétitions? C'est toi, et c'est moi, c'est n'importe qui, s'il est capable de pensée. Et s'il n' y a personne il y aura toujours cet humble et nécessaire locuteur qui se parle à soi-même tout en parlant universellement : le vrai n'est la propriété de personne en particulier, c'est cet éclair d'un éveil toujours à venir, toujours incomplet et fragmentaire, si vite éteint dans le retour à l'obscur, à l'affairement du monde, à l'assoupissement général.

Pyrrhon, démocritéen de la première heure, n'estimera même plus, avec son initiateur, que la vérité est dans l'abîme, ce qui laisse penser qu'elle serait encore un "quelque chose", même inaccessible, lointain et enfoui, mais toujours encore quelque chose, - non-, à présent, la vérité est décidément hors langage, hors de prise, informulable, mieux encore, une non-chose, un "mèden", "a-topia", sans lieu, non-lieu radical, pur signe logique de l'impossible.

 

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Commentaires
A
Merci pour cet article dans lequel la simplicité de l'explication permet simplement le retour à la pensée.
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