DE l'ABSENCE du TEMPS
L'épicurisme est sans doute, en Occident, la pensée qui se soucie le moins du temps, à croire que le temps soit suspecté dans son existence même, comme soupçonné de néant. Epicure lui-même, dans sa lettre à Hérodote qui présente l'essentiel de sa physique ne lui consacre qu'un passage assez lapidaire et énigmatique, refusant au temps la qualité d'être qu'il attribue aux atomes et au vide. Le temps est simplement renvoyé à l'expérience du mouvement, du déplacement des corps, dont il faut bien parler puisque c'est une donnée de la perception, encore que le temps en lui-même ne soit pas perceptible : nous percevons une modification des corps que nous attribuons à un mystérieux "temps", dont en fait nous ne savons rien, et qui n'existe peut-être que dans notre représentation. Question de niveau : pour la pensée le temps est en fait négligeable. Il y a des mouvements incessants dans la nature, de toute éternité, qui se prolongeront indéfiniment, puisque rien ne naît et que rien ne meurt du point de vue du Tout. Bien sûr cette rose sur ma table va périr, et moi aussi : les corps, issus de rencontres et de chocs, on peut en dire qu'ils naissent et qu'ils meurent, comme le nuage dans le ciel. L'avant, le pendant et l'après concernent tel corps parmi les corps, qui tous sont impermanents, comme formes périssables d'un Tout qui n'augmente ni ne diminue, sans quoi il retournerait dans un néant dont on voit mal qu'il ait pu sortir. Principe d'isonomie : "éternellement les mêmes sont les choses" ce qui veut dire que le réel en tant que tel est toujours le même quelles que soient les formes variables et diverses sous lesquelles elles nous apparaissent. C'est là le principe qui constitue le socle à la fois épistémologique et éthique de l'épicurisme. Il n' y a que des variations, que des brassages, des chocs, des oc-casions, des rencontres et des séparations, et la somme insommable de ces mouvements constitue ce qu'on appelle le Tout. Nulle permanence transcendante qui embrasserait l'impermanence des choses. L'impermanence de toutes les choses constitue la permanace infiniment mobile et ouverte du Tout. Le tout n'est pas en dehors des choses, les choses ne sont pas en dehors du Tout, mais la permanence du tout est la vérité secrète mais pensable de l'impermanence généralisée. Feuiile de printemps, feuille d'automne, elle vit, elle meurt, jusqu'au prochain printemps, prochain automne. Homère déjà enseignait cette maxime dont Pyrrhon fera son régal : "Comme est la nature des feuilles ainsi en est-il des hommes". Dans ces conditions que faut-il penser du temps?
Isonomie universelle, isonomie des plaisirs. Aucun plaisir n'est extensible à l'infini. Il est vain d'accumuler, car sitôt la satiété atteinte, on ne peut en rien augmenter la qualité du plaisir. On peut à ce niveau parler d'une expérience subjective du temps : le temps serait la douleur de l'attente, de la privation et de la faim. Sitôt la satisfaction obtenue ce temps-là s'évanouit instantanément. Avec la fin de la tension apparaït la fin du temps : il n' y a rien à faire de plus. La "finalité" de la vie est atteinte, sa loi totalement remplie, ce qu'Epicure exprime dans la célèbre phrase : " Le plaisir est le début et la fin de la vie heureuse". La vie heureuse a supprimé le temps, du moins sous la forme de l'attente pénible, de la passion creuse et des illusions de la jouissance. On sait bien que la faim reviendra (loi de nature) mais la satisfaction tout aussi bien puisque les objets du besoin ne sont pas difficiles à trouver - seuls introuvables et funestes sont les objets de la passion-. De la sorte le sage peut créer une sorte d'isomorphisme de la vie : des alternances , certes, de manque et de satiété, mais selon une variable faible - on songe au principe de constance dont Freud parlera plus tard - équilibre relativement satisfaisant des moments de manque et de satisfaction, variation faible, douce comme un mouvement de brise, loin des orages frénétiques, des bourrasques et des sinistres carences passionnelles. " Suave mari magno turbantibus aequora ventis" : loin des orages et des fausses accalmies de l'océan indomptable gagner les lieux paisibles des sages...
Ainsi faut-il entendre la satisfaction, (ou plutôt le contentement?) de l'épicurien. Il a le savoir des rythmes naturels : saisons, nuit et jour, alternance de la lumière et de l'ombre, de la douleur et du plaisir, de la maladie et de la santé. Il réduira autant que se peut les écarts : discipline douce, souple et ferme du corps, expérimentation de la patience et de la tempérance, et plus que tout sans doute, assouplissement de la pensée, défixation, détournement subtil des faux plaisirs et des fallacieux désirs, exercice mental, compréhension des lois de nature. Mise à distance de la problématique du temps : le temps n'apporte rien de plus que ce qu'il a jamais apporté, à supposer qu'il soit réel et qu'il ait jamais apporté quelque chose. Plus exactement : se défaire de cette illusion que les lois de la vie puissent changer, que le printemps s'éternalise, que le froid disparaisse à jamais, avec la pluie et la neige, que les hommes deviennent soudain collectivement sages, qu'une vie nous attende après la mort etc. En bref, dans une seconde, n'importe laquelle, tout le secret de l'univers est voilé et dévoilé : tout est donné, et pour toujours. Seul notre appétit semble illimité, et du coup notre malheur sous les espèces du temps.
La pensée a cette capacité de constituer, par delà les alternances, un continuum de plaisir. Se souvenir du bien dans la peine réduit la peine. Conserver la jeunesse d'esprit repousse les grisailles de l'âge. Vieillir nous soulage de beaucoup de désirs vains et pénibles, adoucit et tempère les émotions. Du moins chez qui la philosophie accomplit l'oeuvre de la pensée. Aussi faut-il "s'entraîner nuit et jour". Pensée du plaisir, plaisir de la pensée.
Dans la plénitude de l'instant méditatif nous pouvons comprendre d'un coup que toutes nos tentatives sont vaines pour sortir de la condition où nous sommes, qui est celle de tous les vivants, et par extension de toutes les "choses" de l'immense univers. C'est alors que nous goûtons non pas l'éternité, mais une suspension de la temporalité qui nous égale aux dieux : "vivre comme un dieu parmi les hommes". - insistons : "comme", simplement comme, ce qui relie bien sûr, et nous en en sépare à jamais.