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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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13 janvier 2009

DE LA COMPLEXITE du MOI

Les philosophes de l'Antiquité avaient-ils une conception particulière du MOi? Rien d'évident à cela. Bien sûr ils opposaient le collectif à l'individuel, le sociopolitique à la personne privée. mais je doute que l'opposition ait été élaborée avec les complexités de notre temps et de notre philosophie. L'individu est d'abord le membre d'une cité ou d'un groupe social. Le socius est toujours prévalent, comme on le voit encore dans le procès de Socrate, accusé de ne pas croire aux dieux de la cité, d'explorer les cieux et les abimes et de corrompre la jeunesse. Dans ce verdict apparaît avant tout une méfiance envers un individu qui ne joue pas correctement le rôle traditionnel assigné au citoyen. Or un Athénien est un citoyen ou n'est rien du tout : esclave ou métèque, de toutes façon un hors-droits. De manière générale on se méfie de tous ces "sophistes", ces enseignants de toutes sortes de techniques plus ou moins suspectes, et on ne va pas se fatiguer beaucoup pour distinguer un philosophe d'un sophiste. Donc Socrate sera condamné comme mauvais citoyen et sophiste de la pire espèce.

Je pense que la thématique du Moi fait vraiment son apparition dans la période hellénistique, chez les Cyniques, les Epicuriens et les Stoïciens. Cela s'explique historiquement par la désintégration des cités, jusque là comparables à des systèmes extrèmement "organiques", c'est à dire très unifiés sur le plan politique, culturel et religieux. Chaque cité avait son dieu local, son système de devoirs et de droits, englobant les citoyens dans une unité quasi totalitaire. La victoire d'Alexandre sur les Grecs, l'annexion de la Grèce, sa dissémination dans un empire colossal contribueront largement à un émiettement des repères, à une atomisation politique, et aussi, c'est essentiel pour notre propos, un désenclavement, une libération des individualités. En témoigne notamment l'explosion extraordinaire des nouvelles sagesses, plus soucieuses de bonheur individuel que de politique - puisque maintenant le politique échappe de plus en plus à une quelconque intervention des individus : les seigneurs de la guerre font la loi. A l'individu solitaire de se débrouiller pour survivre.

Diogène le Chien représente peut-être la première individualité libre dans l'histoire. Tout le mponde connaît plus ou moins les frasques provocatrices, voire lubriques de l'Homme au tonneau (qui était en fait une gigantesque amphore), qui aboyait, crachait, urinait voire  coïtait en public. Il oppose sa dérision et son insolence au conformise social, aux valeurs en cours, à l'hypocrisie morale et religieuse, aux dites bonnes moeurs avec une joyeuse et tumultueuse agressivité qui laisse pantois le lecteur moderne. Couché au soleil pour une gentille sieste postalimentaire, il est agacé par une ombre mouvante sur sonvisage, ouvre les yeux, et voyant Alexandre le Grand en personne debout devant lui, il lui lâche cette injonction invraisemblable  : "Ecarte-toi de mon soleil!". Voilà un gaillard qui n'avait peur de rien ni de personne. Et d'où lui vient cette extraordinaire assurance? Il a compris que le social n'était que convention, "fausse monnaie", et que la véritable vertu consiste à suivre les lois éternelles de la nature. Son Zeus, c'est à dire, le vrai dieu n'est pas une effigie de bronze, une icône ou une loi politique, toujours contestable et injuste, mais le principe intangible qui règle le Kosmos. Le sage ne se réfère pas aux hommes, mais à Zeus-nature. L'individu, l'homme qu'il cherche désespérément avec sa lanterne allumée en plein jour n'est pas le citoyen ou le membre d'une communauté humaine, c'est le fier affranchi de toutes les conventions, l'homme vraiment libre dont la vertu est le respect inconditionnel de la Loi naturelle. Une image de l'individu vient de naître, d'un Moi qui se pense distinct et libéré du collectif, capable par ses propres lumières de voir le soleil éternel de la vérité. On peut estimer que Diogène est une Antigone sortie de l'amphithéâtre étroit de la tragédie pour marcher nue-tête par les rues de la ville.

L'épicurisme est plus paisible. Il s'agit moins de s'opposer dans la violence verbale ou gestuelle que de réfléchir aux conditions d'un bonheur réel, vécu dans la sérénité. L'épicurisme est une sagesse du retrait : "Cache ta vie" est la devise centrale. Pratiquer l'exchorèsis - le retrait en dehors du choeur collectif et houleux du socius. Inutile de courir les rues en braillant, les hommes sont tous plus ou moins fous, il vaut mieux vivre dans un beau et modeste Jardin, aux abords de la ville certes, mais entre amis philosophes, et pratiquer ensemble des exercices adaptés aux lois naturelles de l'hygiène, penser et discuter ensemble, se retirer seul à l'occasion, s'étendre sur l'herbe douce, méditer sur les splendeurs du ciel, contempler les astres, lire et écrire, s'adonner sans scupules ni remords aux plaisirs naturels et nécessaires. Ici se développe une authentique philosophie du moi, conçu comme unité du corps-esprit, totalité vivante gouvernée par l'universel principe de plaisir. Fuir la douleur, s'adonner au plaisir, n'est-ce pas cela seul que réclame la nature? Le moi peut jouir d'une sorte d'autorégulation, d'isonomie, de plaisir constitutif à partir du moment où l'intelligence débusque avec justesse les obstacles : la crainte vaine des dieux et de la mort, la funeste passion de gloire, de conquête, de domination et de jouissance infinies. Le sage sait, éprouve dans sa chair que le plaisir est facilement accessible dans la nature, et limité de nature dans tout organisme vivant : inutile de courir après les prix, les palmes et les couronnes, inutile de multiplier les expériences sexuelles, le corps a sa limite en lui-même, et l'homme n'est pas un dieu. Ce qui nous époustoufle encore aujourd'hui dans cette pensée c'est l'extraordinaire tranquillité avec laquelle Epicure envisage le développement et la constance du Moi. Une fois les grands obstacles levés rien ni personne ne saurait nous priver du bonheur. Cette assurance inébranlable, cet optimisme sur fond tragique ( n'oublions pas les fondements purement atomistiques du système et la vision d'un univers sans limites, sans dieu créateur, sans finalité et parfaitement indifférent) cette confiance dans l'efficacité de la sagesse ont de quoi surprendre un moderne plutôt porté vers l'angoisse de la solitude et le désenchantement. Pour finir je soulignerai ceci : le moi d'Epicure est sans véritable antagonisme intérieur. Rien de cette opposition moderne et plus tardive du désir et du devoir, comme le remarquera Kant avec un sorte de stupeur: le christianisme, avec ses contrariétés du bien et du mal, de la vertu et du vice de la terre et du ciel, n'est pas encore passé par là. La vertu, chez Epicure, c'est l'intelligence et la mesure du plaisir, rien d'autre.

Le moi d'Eicure réunit les deux fonctions plus tard analysées par Freud : moi-plaisir ccomme régulatiion interne, moi-réalité comme adaptation compréhensive à la complexité du monde externe. Au total pas de véritable conflit, si ce n'est, comme on l'a vu, la nécessité de règler les extases de la passion, les affres de la crainte et les sortilèges de l'attachement. Philosophie éminemment grecque dans son esprit et sa formulation, sagesse de type classique, esthétique et éthique.

( à suivre)

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Commentaires
D
Merci pour cet article. Je dois dire que je doute de la réalité d'un moi grec ou épicurien. Le moi me paraît précisément trop une instance moderne, métaphysique ou psychologique pour rendre compte du positionnement du sage ou de l'homme dans la nature. Si "le moi est haïssable" pour Pascal, c'est parce qu'il prétend se déployer dans un solipsisme élaboré plus tôt par Descartes. Le moi est une fontière, "un empire dans un empire", "une pauvre créature" pour parler comme Freud. Mais je ne vois pas comment il peut rencontrer l'esprit grec, fondu dans le tout de la nature, bien en-deça de cette structuration psychique qui suppose en effet l'avènement d'un sujet moral ou d'une entité assignable et responsable.<br /> Même chose avec Diogène ; je ne pense pas que le Chien déambulait dans les rues à la recherche d'un "moi". S'il s'agit de défaire l'idée platonicienne de l'homme, l'homme n'existe pas, c'est pour pointer la seule existence réelle, celle du cas singulier qui conteste dans sa présence sensible tout passage au plan de l'essence. Non pas la recherche d'un "moi", puisqu'il n'y a que des particuliers appartenant à la nature mais plutôt destruction des essences, des idéaux qui ne sont que des conventions délirantes et grotesques comme bien d'autres.<br /> Prudence donc.
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