EPICURE en JURANCON

Sentant la fin immente, perclus de douleurs mais l'âme sereine, Epicure convoque ses disciples du Jardin, s'allonge dans l'eau tiède d'une baignoire, commande un verre de vin de Samos, dicte sa dernière lettre à Idoménée, s'entretient encore quelques instants avec ses disciples, leur rappellant les préceptes fondamentaux de sa doctrine, les consolant tant qu'il peut, lui le sage qui avait le plus d'amis, puis il s'endort doucement dans l'eau tiède pour ne plus se réveiller. Voilà un homme qui sut mourir comme il avait vécu.

Samos : une île de la mer Egée. C'est là qu'Epicure était né. Pour nous ce nom de Samos évoque irrésistiblement la douceur parfumée, le délicat sucré d'un vin liquoreux, et, métaphoriquement, cette Grèce lointaine dans le temps et l'espace qui engendra tant de philosophes et d'artistes incomparables.

L'autre soir, avec des amis chers, j'ai pu déguster un vin de Jurançon de très haute lignée, merveilleusement doux, légèrement acidulé qui fit l'allégresse de mon palais, et de mon humeur. Je pensai à Epicure, car enfin le vin de Samos n'est pas très différent, mais peut-être moins parfaitement équilibré que celui-ci, qui ne laisse en bouche aucun résidu d'aigreur ou de fâcheuse acidité, ni d'excessive sensation de sucré. La perfection absolue, de la première à la dernière goutte. Pour un peu on souhaiterait que la bouteille, comme dans les contes arabes, se remplît à mesure qu'on la vide!

Quoi de plus beau que ces bocages et ces collines du Jurançon! Ce fut un de mes premiers coups de coeur en me promenant autour de la ville. Et ce mélange si parfait de végétation du sud et du nord! Et l'air que l 'on respire ici! Et la prodigieuse lumière qui fait que, même par temps de pluie, et il pleut souvent ici, le souvenir et la certitude de la clarté inonde l'âme par tous les pores! Comment dire mon émerveillement quotidien, l'animation tranquille qui me ravit, la douceur de vivre, avec je ne sais quelle gaîté fondamentale sur les visages et dans les sourires, le spectacle de la rue vu de mon balcon ou de la terrase d'un café! Ici on ne peut que vivre en plein air, par tous les temps, car le vent est quasi inexistant, et la douceur attiédit la température dès la fin de la matinée. Ah lumière! Tu m'as trop manqué dans le nord! J'ai trop vécu dans une sorte de nostalgie d'un sud que je connaissais mal, ne pouvant m'y rendre qu'en été, quandl la chaleur est trop dure à supporter. Ici c'est le printemps perpétuel! Moi qui perdais jusqu'au goût du pain et du vin je retrouve un désir de vivre, d'écrire, de lire, et surtout de communiquer avec tout le monde, l'épicier du coin, la boulangère, le promeneur, le poète, et tout ce que vous voudrez. Même les chiens, un peu envahissants par ailleurs, me semblent avoir un visage plus humain qu'ailleurs!

Epicure, que j'aime tant pour tout ce qu'il a fait, écrit, enseigné, je le sens plus près de moi que jamais. Je n'ai plus besoin de me rendre à Athènes (ah la décevante ville!) à Corinthe ou à Samos pour me sentir en noble compagnie philosophique et amicale. On disait d'Epicure, et cela dès l'Antiquité, que c'était l'homme qui comptait le plus d'amis sur cette terre, eh bien je le sens parmi nous, et si j'étais délirant, ce que ne suis en aucune façon, je le rencontrerais au coin de chaque rue, sur les places, dans le parc, et pourquoi pas à siroter un Jurançon à la terasse d'un bar!

Voilà c'est fait! J'avais envie de me lâcher un peu pour célébrer cette nouvelle région. Et les retrouvailles avec une philosophie grave et légère, tragique certes, mais vivifiante, roborative et délectable comme un Jurançon!