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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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8 juin 2007

TROIS : PHILOSOPHIE du BORDERLINE: de l'incertitude et de la croyance

TROIS

DE L’INCERTITUDE ET DE LA CROYANCE

I

Ma grand-mère, âme droite et simple, avait professé tout au long de sa vie un respect inconditionnel du dogme catholique Mais vers ses quatre-vingt ans, elle fut prise d’un doute : Dieu qui voit tout et qui sait tout, habite-t-il bien là haut, sur un trône au dessus des nuages ? Et tout ce qu’elle avait admis sans discussion, qui prouverait que c’était vrai ? Ces doutes tardifs, et d’autant plus amers, n’ont pas dû lui faciliter le passage de vie à trépas, mais je ne sais rien, hélas de ses ultimes dispositions mentales. En tout cas nulle personne de ma connaissance n’aurait pu soupçonner revirement aussi spectaculaire.

Nous ne sommes sûrs de rien. Nous faisons les fanfarons, jouant pour autrui la comédie de la certitude. Mais qui est vraiment prêt à jouer sa vie sur un coup de dés ? Et tel qui plastronne devant les copains se met à trembler quand il est tout seul dans sa chambre.

Ce qui fait l’homme ordinaire c’est ce mélange de foi et de doute, ce doute qui tempère la foi, cette foi qui jamais n’échappe totalement au doute. C’est preuve de santé. Seul le psychotique ne doute plus : il est positivement entouré de persécuteurs, de malveillants et de tristes sires. Sa croyance s’est muée en certitude inébranlable. Il est au delà du raisonnement, parqué sans retour dans l’univers clos de son délire. Le président Schreber est devenu la femme de Dieu, chargé par le Très-Haut d’engendrer une race nouvelle. Au prix de cette évidence indiscutable il a recouvré sa sérénité, fixé son destin et vaincu le malheur ordinaire de la vie. C’est là payer fort cher sa guérison. Je crains que ce modèle soit irrécusable : la certitude rend fou, disait Nietzsche. Le psychotique est l’homme-réponse. Mieux, il est la réponse elle-même.

Si c’est là l’enseignement de l’Evangile, si seuls les croyants ont accès au Royaume de Dieu, merci bien, gardez votre royaume, nous, nous en resterons au doute, fût-il fort incommode !

Je ne sais si l’inverse est vraiment possible. Est-il concevable que l’on doute de tout, à toute heure et en tous lieux ? Voilà sans doute une psychose inversée, et aussi folle que la précédente, si ce n’est pire, car il y faut une dose supplémentaire d’affectation, ce qui nous ramène paradoxalement à l’homme ordinaire. La scepticisme absolu est tout simplement irréalisable, et ceux qui le professent sont soit des naïfs, soit des escrocs.

C’est ici qu’on voit l’intelligence supérieure de Pyrrhon, qui n’est pas un sceptique au sens commun. S’il recommande de suspendre son jugement en évitant autant d’affirmer que de nier, c’est parce qu’il pense qu’en dernière instance nous ne sommes pas en mesure de nous prononcer sur la nature de la réalité. Nous n’avons affaire qu’aux apparences. Mais ce n’est pas une raison pour s’abstenir de vivre, et de soutenir que tout est néant – ce qui au sens strict est en opposition avec l’idée de suspension du jugement. Donc le sage fera raisonnablement confiance aux sens, tout en admettent que ce n’est là que commodité, et qu’à défaut de vérité nous nous en remettrons à la coutume et aux usages. Vivons que diable ! Et que le manque de certitude quant à la nature des figues ne nous prive pas du plaisir de manger des figues ! De ce point de vue, le pyrrhonien est peut-être le sage par excellence. Il s’établit sur l’acceptation sereine de notre ignorance, qui d’être une faiblesse n’est pas pour autant une calamité, et qui remettrait plutôt nos prétentions à leur juste place ! Nous ne savons rien ? La belle affaire ! Installons-nous dans cet inter-monde, entre ignorance et convention, entre non-savoir et certitude, ce qui est vraisemblablement, au niveau de l’homme, l’espace d’une humaine vérité.

II

Je suis le fils du Doute.

L’idée même de croire me semble barbare. La raison d’être de la croyance m’échappe, et sa finalité me semble obscure. Plus grave encore : je ne vois aucune raison de m’échauffer, de harnacher mon cheval et de ceindre mon épée pour une cause quelconque. Je suis guéri des grands emportements, des passions belliqueuses, des croisades et des guerres saintes, en quoi je ne vois qu’occasion de massacres, légitimation de la haine aveugle, destruction et sauvagerie. Après la révolte, et je l’ai vécue avec une intensité inouïe, vient le temps de l’indifférence paisible et désabusée. Pour moi, aujourd’hui, le croyant est un assassin qui s’ignore et dont la férocité virtuelle apparaîtra à la première occasion. Pour moi, croire c’est tuer. Seules la loi et la raison, puis la force publique retiennent les croyants, mais pour combien de temps, d’ensanglanter le monde.

Passions tristes dirait Spinoza. Quand on sait, on n’a plus de raison de croire. On croit tant qu’on ne sait pas. Le savoir assèche la croyance. Le problème, c’est que le champ de la croyance est infiniment plus étendu que celui du savoir. Et comme nous ne pouvons nous empêcher de réfléchir, de nous interroger sur ce qui échappe à la connaissance, nous voilà presque immédiatement le jouet de nouvelles croyances qui prétendent résoudre miraculeusement nos problèmes. De la sorte les croyances renaissent indéfiniment de leurs cendres, et, changeant de robes ou de tuniques, nous offrent toujours les mêmes fesses éculées, mais dissimulées sous de fallacieux oripeaux séducteurs. La recette est aussi vieille que le monde, et le plus surprenant est qu’elle marche toujours. Toute idéologie réfutée fait retour, un jour ou l’autre, sous de nouveaux masques. Est-il bien raisonnable de les combattre ? Coupez une tête, coupez dix, cent têtes, les têtes repoussent toujours. Mieux vaut s’en détourner tout à fait, ignorer la pieuvre, renoncer à user ses forces contre un ennemi indécapitable, construire patiemment son propre jardin.

Résultat ? La croyance est indéracinable. Aussi indéracinable que la bêtise, la fourberie, la haine, la méchanceté, l’envie, la jalousie, la colère, et le choléra ! La vie même est cet épouvantable mélange de la rose et du fumier. Vous voulez la rose ? Vous aurez le fumier, en sus, et gratuitement. La croyance est de cet ordre. Les croyants ont tout l’avenir devant eux, comme ils ont eu le passé. Le seul remède, c’est la lumière faible mais insistante de la vérité, qui est notre seul authentique présent. Vivre c’est repousser les forces de mort. Penser c’est repousser l’hydre de la croyance. Ce travail est interminable, proprement héroïque, comme les Grecs l’avaient bien vu en célébrant des douze travaux d’Héraklès.

III

Le rapport entre incertitude et savoir est peut-être plus subtil que l’on pense. La réponse ordinaire, et d’ailleurs de bon sens, est de dire que le savoir, en répondant au doute et à l’incertitude, en établissant des éléments de connaissance par l’observation et l’expérimentation, abolit par là même le doute. Je sais, je n’ai plus à douter, je relègue l’incertitude dans les ombres du mauvais souvenir. Mais est-ce bien sûr ? Le savoir que je crois avoir fermement établi, est-il si sûr que je  le crois ? On voit qu’il faut ici une seconde réassurance, dans la quelle j’établis la valeur de la première. De la sorte on recule à l’infini, dans cette quête éperdue de la première cause, ou de la première certitude, qui elle, bien évidemment, se dérobe toujours, sauf à poser un axiome décisoire et injustifiable, un premier moteur immobile, un  Deus ex machina. En somme, tout savoir est incertain puisqu’il ne fournit jamais de base indiscutable. En dernière analyse on bute sur l’option métaphysique, et à tout prendre, je n’en vois que deux possibles, ou Dieu, ou le Hasard.

Toute philosophie, tout système de pensée, s’inscrit donc forcément dans cette alternative : ou c’est Aristote, ou c’est Démocrite. Et cette aporie traverse toute l’histoire de l’Occident. Après une longue éclipse, Démocrite revient, plus vert que jamais, le teint frais, la lippe ironique, le rire énorme, le verbe catapulteur. C’est qu’on l’avait enterré trop vite, le malin génie d’Abdère ! Vingt siècles de christianisme n’ont pas suffi pour en venir à bout !

Paradoxalement l’incertitude serait le régime même du savoir, là où l’on croyait que savoir c’est clore, définir, éterniser. D’une certaine manière, savoir, c’est croire encore, croire que l’on sait, et cela sans preuve irréfutable ! Cercle fatal. Toujours manque le fondement. Et celui-ci, Démocrite dixit, n’est peut-être autre chose qu’une convention. Convention que l’axiome, convention que la définition, convention que le postulat, convention que Dieu, et finalement convention que le Hasard. Du moins si je prends le Hasard comme une explication, ce qui serait une forme profane de l’éternel besoin religieux. Avec Clément Rosset je mets à part la notion de Hasard, ne lui concédant aucune espèce de réalité substantielle, aucune vertu explicative. C’est un mot, rien de plus. Je pourrais mettre x que cela n’y changerait rien. Simplement le mot hasard, qui ne dit rien, qui n’est qu’un signifiant vide, a le mérite d’inquiéter la pensée dévote et les gargouilles de bénitier. Anti-concept terroriste, machine de guerre, signifiant vide du vide, le hasard épouvante la superstition, et, paradoxalement laisse la place vide. Il se contente de détruire, d’ouvrir la brèche, de réinfecter la plaie. La pensée tragique apporte la peste, condamne a priori tout colmatage conceptuel, toute récupération idéologique. Vide, la place doit rester vide, et tant pis pour l’angoisse, et tant mieux pour la liberté. Radicalité indépassable du pyrrhonisme : le savoir est impossible, et ce que nous vénérons sous ce nom de contrebande n’est jamais qu’une forme subtile de croyance.

Cela n’est pas une raison, bien sûr, de confondre la croyance du savant ( cf. Claude Bernard : il faut croire au déterminisme) avec la foi du religieux, la certitude du croyant, l’opinion du vulgaire. Ce sont là croyances de bas étage, et malgré Kant, on peut les ranger dans une même catégorie. L’opinion serait le degré faible, la certitude le degré moyen, et la foi le niveau absolu, mais le tout fondé sur la passion et le désir. L’option logique du savant est quand même d’un autre niveau, et le savant reconnaît volontiers, s’il n’est pas un charlatan, que ses « vérités » ne sont que formules opératoires, valides jusqu’à plus ample informé, et d’ailleurs souvent amendées ou corrigées par le développement des sciences.

Mais laissons cela. Ce qui fait problème, et sème la terreur, c’est l’idée d’un savoir sans fondement, d’un hiatus entre l’ordre des représentations et l’ordre des processus, dont nous ne savons pas grand chose, et dont, absolument, nous ne pouvons sans doute rien savoir. Voilà la véritable coupure épistémologique, et la seule qui porte : nos savoirs ne sont que conventions sophistiquées, approximations désespérantes, ratages nobles et dérisoires. Que les sciences continuent à scalper les phénomènes, à « formoliser » les protons et les neutrons, à disséquer les cadavres et à générer des monstres frankensteiniens, cela ne change rien à l’affaire : nous ne savons rien, ce que nous croyons savoir ne sert à rien, et si cela est vrai ou faux nous n’en savons rien. Cela marche dans certaines conditions, c’est tout.

Incertitude donc, trou radical dans la représentation. Ne sachant pas, nous croyons. Ne croyant plus, nous croyons savoir. En tous les cas, nous obturons le vide. Cela suffit en général pour nous satisfaire. Mais cela ne satisfait pas l’esprit tragique.

Dites moi quel niveau de vide vous pouvez supporter, et je vous dirai qui vous êtes. Mais cette formule est idiote. Le vide n’a pas de niveau. Et l’anxieux le sait bien, qui ne supporte aucune faille. Une once de vide, et déjà l’infini du vide s’engouffre dans la structure. Le tragique, c’est la conscience du vide, c’est l’éternité du vide dans les illusions de la forme, c’est le tonneau des Danaïdes, et pour faire bref, l’acceptation du tourbillon, danse éternelle des éléments vides dans le vide universel.

Ni croire, ni savoir. Incertitude avant, incertitude pendant, incertitude après. La seule certitude, et la plus incrédible, c’est la mort.

IV

Croire c’est placer sa créance entre les mains d’un autre, c’est s’en remettre à celui-ci, lui allouer la confiance. Et en fin de compte sans aucune garantie, si ce n’est sa parole. Etrange contrat, qui ne laisse pas de faire songer au fameux contrat social de Hobbes dans lequel une population nécessiteuse s’en remet sans garantie au plus fort, dépose entre ses mains armes et liberté, à charge pour lui de garantir la sécurité de tous. Fondement de l’Etat de droit, paraît-il, mais plus vraisemblablement fondement unilatéral de la tyrannie. Croire c’est toujours abdiquer quelque chose de sa liberté illimitée pour se soumettre à plus fort, plus intelligent, plus rusé que soi, en augmentant encore sa force par la démission à lui remise. Le croyant s’en remet à Dieu pour ce qui est du salut de l’âme et de la vie éternelle. Et pour l’heure il n’a d’autre choix que d‘attendre. Attente infinie, espoir démesuré. Processus passionnel, où s’épuise l’attente interminable de la jouissance à venir.

Voilà belle lurette que j’ai fait le deuil du Grand Autre, supposé savoir, supposé garantir de son autorité la véracité de la croyance. Nous savons depuis Hobbes que ce n’est pas le contenu de la croyance qui compte, toujours incrédible, incertain, indémontrable et farfelu, mais l’adhésion à l’Autre, celui qui affirme et certifie. Lénine l’a dit, donc c’est vrai, voilà la formule universelle de la foi. Un fondateur, un évangile, une communauté, et la chose est emballée, qu’elle s’appelle église, parti, secte, communauté ou patrie. Et ça marche encore, en dépit des changements moraux et sociaux, parce que le besoin de croire est indéracinable, et la recette infaillible. Il suffit de rafraîchir de temps en temps le contenu, et la sauce reprend de plus belle. Le New Age remplace la vieille foi, et le tour est joué. De nouveaux gourous s’en mettront plein la poche et de nouveaux adeptes bêleront dans l’attente de la Parousie.

Clément Rosset a raison : il est parfaitement inutile de combattre les dogmes. Ils se flétrissent d’eux-mêmes, disparaissent, et renaissent comme des champignons vénéneux. Restons à distance, rions si nous en avons le cœur, comme Démocrite, ou pleurons si nous sommes de l’humeur d’Héraclite, mais rien n’y changera rien  de toutes façons. Cette affaire ne peut se régler que par une décision personnelle et parfaitement inexportable.

Pour moi donc, j’en finis résolument avec les croyances. Ou pour dire les choses autrement, je ne vois rien ni personne en quoi placer mon espérance. Le Grand Autre est mort, tous les dieux sont morts, tous les dogmes et toutes les églises. Je suis seul et nu, comme au premier jour. Je me suis dénudé de tous ces oripeaux, de ces créances et fiances, de ces fausses monnaies qu’on appelle les valeurs sociales, et de tout l’attirail pesant et cliquetant de la moralité. Je regarde tourner le monde et je suis étreint d’une sourde angoisse. Je ne vois nulle part de progrès possible, de changement mental, de perspective optimiste. Je crains que le goût de la mort n’ait envahi et corrompu à tel point l’esprit des hommes que tout ce qui peut advenir ne soit autre chose que l’avancée inexorable de l’agonie. Je me place du point de vue de la Grande Histoire, dans laquelle l’humanité est un point, je regarde la durée quasi indéfinie de certaines espèces, je contemple le temps cosmique, et je me ris de tout cet appareillage fantasque et pitoyable de nos machineries humaines destinées à repousser la mort, et qui la programment de fait avec une nécessité invincible et tragique.

La croyance est une assurance illusoire contre le déclin et la mort. Il ne reste plus qu’à dire avec le poète :

« N’aspire plus, mon âme à la vie éternelle

Mais épuise le champ du possible ».

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