Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
Archives
Visiteurs
Depuis la création 1 056 437
8 juin 2007

CHAPITRE QUATRE : DE L'AUTODERISION ( Phie du Borderline)

CHAPITRE QUATRE

DE L’AUTODERISION

I

Ridicule, risible ou dérisoire, je ne sais trop comment qualifier cette propension toute humaine à gonfler les chevilles et à s’ébrouer vers le ciel, puis, comme une poule trop bien gavée, à retomber lourdement sur le sol. Complexe d’Icare, tant il est vrai que ce mythe, un peu oublié en ces jours de conquêtes illusoires, résonne dans ma mémoire comme un tragique avertissement des dieux. Prométhée est pathétique, surtout dans l’horreur de son châtiment. Icare n’est que pitoyable. Quoi de plus humiliant que de tomber de la céleste proximité du soleil dans la tourbe commune de la terre ?

Icare je suis, Icare je reste, jusqu’à la pleine consomption du dérisoire. Et je ne sais même pas s’il possible de guérir d’une affection aussi sauvage que ridicule. La belle affaire que de vouloir se hausser sur ses cothurnes, de faire le pitre et la grimace dans une enflure titanique, et qui n’est que grotesque ?

A m’observer de plus près je découvre en moi, avec tristesse, une étrange disposition à changer sans cesse de personnage, à m’adapter un peu trop bien, à me couler trop souplement dans les rôles les plus divers, à faire l’acteur, ou plutôt le saltimbanque de ma propre vie, à varier indéfiniment le costume et la casquette, jouant tantôt ceci et le contraire, et une autre partition encore, au gré des circonstances et des influences. Plasticité, certes, adaptabilité, souplesse et comédie, mais incertitude aussi quant à la véritable identité, si toutefois on veut qu’il en existe une, durable et singulière. Ce dont je doute évidemment, au regard de mes acrobaties et de mes contorsions. C’est Diderot, je crois, qui note quelque part à son sujet une étrange capacité de mue, de transformation, une malléabilité psychique déroutante, qui le fait passer d’un extrême à l’autre sans nulle difficulté, comme une girouette sensible au vent, dépourvue de volonté propre et de direction bien assurée. Je puis dire la même chose de moi, et comme lui, je me reconnais assez bien dans la psychologie de l ‘acteur, dans cette extrême souplesse qui lui permet de recevoir sans périr, et d’assimiler les influences les plus disparates. Peut-être n’ai-je fait que jouer, ma vie durant, les rôles variés et divers que l’on me proposait, sans y opposer autrement de résistance, avec un certain détachement condescendant mêlé de culpabilité. A la fois je me faisais fort de bien tenir mon rôle, et en même temps je le contestais jusqu’aux fibres les plus profondes, détestant plus que tout d’être attelé à une fonction quelconque, fût-elle gratifiante. Par un certain côté je me préparais toujours à décevoir mon interlocuteur, de préférence après un temps confortable où j’avais gagné sa pleine confiance. La déception n’en était que plus rude, et ma soudaine liberté plus jouissive !

Je me demande même comment on a pu si souvent me faire confiance alors que la traîtrise se préparait sournoisement dans mon cœur. Mais je ne veux pas que l’on compte trop sur moi, cela m’enchaîne et m’insupporte. Je préfère encore passer pour un fainéant et un bon à rien. A ceux-là on ne demande rien.

En somme, je n’ai fait que jouer, feindre, piper et faire la comédie. Caméléon aux mille couleurs chatoyantes, toujours déplacé et erratique, toujours de biais comme un furet, je n’étais jamais là où je le faisais croire, déjà ailleurs, plus loin, de l’autre côté, hors jeu, déjouant secrètement les calculs et les prévisions, faussement soumis, faussement révolté, et strictement incernable, atopique, irréconciliable. Rien d’extérieur ne laissait paraître cette secrète idiosyncrasie rebelle, mais elle était d’autant plus pernicieuse qu’elle ne prêtait le flanc à aucune contestation.

Je ne puis m’empêcher de penser qu’il y a là dessous une certaine tendance hystérique, un histrionisme coquet et distingué qui ferait les délices d’un psychanalyste. Ou même, et cela serait plus grave, une certaine indécision fondamentale, un trou, une vacuole dans la structure de base, et de nature à favoriser sans cesse de nouvelles identifications. Je pense irrésistiblement aux couches tectoniques qui sous-tendent nos continents, dont on connaît le caractère mouvant sous les apparences de stabilité. Une certaine béance de fond, je ne sais quelle faille originelle faciliterait le déplacement permanent des identifications, au gré des circonstances, avec le cortège inévitable des phases de stabilité illusoire et de chutes dépressives.

Le processus serait le suivant. Moment zéro : après une période dépressive le sujet est si démuni qu’il est mûr pour une nouvelle identification, inévitable en raison du caractère insupportable du vide dépressif. Moment un : une image valorisante se présente, un autre rôle intéressant, une nouvelle aventure. L’identification se produit, inconsciente d’abord, efficace, prégnante, incontrôlable. Moment de bonheur : le vide est comblé, la satisfaction est à nouveau possible, la joie narcissique redonne du goût à l’existence. Le processus dure tant que la conscience est assoupie, bercée par le sentiment de bien-être. Moment trois : l’identification ne joue plus à fond, des fissures apparaissent dans l’image, des éléments d’insatisfaction rappellent inévitablement le poids du réel. Déception, retour sur image, décrochage. Fin de l’identification, conscience douloureuse du vide. Moment quatre : chute dépressive, désenchantement, retrait d’investissement, souffrance du manque, réouverture de la faille. Et nouveau cycle.

Ce qui donne son caractère dramatique au cycle de la répétition, c’est moins la répétition elle-même, qui ne serait que risible ou comique, que cette impénétrable ignorance des causes et des mécanismes. Dans un registre oedipien classique le sujet peut faire face à la déception de l’objet : il a compris depuis longtemps qu’aucun objet n’est absolu puisqu’il a pu faire le deuil de la chose première, établissant de la sorte une équivalence relative entre les objets du monde. Tel mari trompé divorcera et se choisira une autre femme. Mais dans le cas présent cette équivalence ne joue pas, parce que le sujet n’est pas encore parvenu au deuil définitif de la chose, et qu’en conséquence toute déception supposée « objectale » ravive en fait la faille narcissique fondamentale, ce qui est autrement dommageable, et provoque invariablement les effondrements  dépressifs. C’est que cet être-là qui manque n’est pas n’importe lequel, il n’est pas un objet préférentiel appartenant à la série indéfinie des objets de désir, en principe interchangeables. Il n’est pas un objet, il est l’objet, l’unique, la cause du désir, l’irremplaçable – la chose. Et cette chose notre dépressif précisément ne peut consentir à la perdre, car avec sa perte c’est son être même qui s’en va comme un peu de mousse.

La multitude des rôles ne serait que le déguisement du vide.

II

Ah cette nauséabonde furie, cette « maladie sauvage » de vouloir tout définir, de plaquer sur les murs ces étiquettes ridicules, ces marquages approximatifs que nous bombardons pompeusement du nom de concepts ! La philosophie n’est que l’histoire d’une erreur millénaire, celle de prendre le mot pour la chose ! Et nous voilà embarqués dans un marais fumant de notions obsolètes, de pseudo-savoirs fossilisés, de cadavres putréfiés, d’ossements vermoulus et de spectres blafards inaptes à mourir de leur belle mort ! Ah le beau spectacle ! Et ce que nous nommons apprentissage philosophique se résume à cette autopsie macabre de macchabées pourrissants ! Que nous voilà bien loin de la devise épicurienne : « rire et philosopher », à croire que le rire est frappé d’infamie ! Faisons place nette, camarades !  Il y a trop de mots dans notre langue, trop de concepts morts-vivants, de notions creuses et de pensées défuntes. Que les croque-morts universitaires continuent, s’ils le veulent, leur pitoyable chirurgie macabre, nous, nous avons mieux à faire !

Le premier acte du philosophe sera de recracher les concepts vermoulus. En quoi il se revendique soi-même comme non-philosophe, comme adepte qualifié du vrai. Que la destruction soit notre acte de baptême !

Définir c’est identifier, fixer certains caractères comme essentiels, et d’autres comme secondaires. Une poule est, paraît-il, un représentant de la famille des gallinacés. Mais où commence, et où finit la gent de ces nobles gallinacés ? Qui décide de la différence entre eux et les familles dites voisines ? Quel est cet imperturbable nomothète qui décide du genre, de la famille, de l’espèce et d’autres distinctions de même farine ? On répondra que c’est la science. Fort bien. Mais d’autres systèmes de classification sont possibles, et qui existent certainement de par le vaste monde, et qui me dit qu’ils sont moins efficaces ou opératoires que les nôtres ? « Convention » que les concepts, sans fondement indiscutable, donc sans fondement du tout. Nos concepts sont la projection de nos ignorances et de nos délires. A chaque époque, à chaque société les siens. Le drame est que nous pensons inévitablement dans des mots hérités du passé, exsangues, conservateurs et vermoulus. Le métaphilosophe est celui qui refuse de penser dans les notions convenues.

Est-ce à dire qu’il va construire un autre système pour remplacer ceux qui n’ont plus cours ? Ce n’est pas sûr. Peu importe le système, tant qu’il y a système nous sommes dans l’erreur. Il n’y a pas de bon système. La question est : sommes nous dans l’idéologie, ou bien nous efforçons-nous de rompre, tant qu’il est possible, avec l’esprit et la lettre de l’idéologie, donc de pratiquer vraiment une métaphilosophie active ?

On voit qu’il n’existe aucune recette. D’abord se dés-identifier, se dé-définir, se dégager, se dés-engager, déserter, prendre le maquis, consentir à errer sans chercher, se rendre disponible à ce qui apparaît, se mettre à l’écoute du vaste monde, dissoudre le jugement, devenir pierre, oiseau, mousse des bois, végétal, minéral et animal, hanter les grottes et les cimetières, fluer comme l’eau, brûler comme le feu et le soleil, ruminer comme l’herbe, et mugir comme le vent. Expérimenter la non-pensée, le non-agir, et par le non-philosopher se mettre au diapason du silence universel. Ici commence la véritable aventure !

III

J’ai fait une découverte épouvantable : quoi que je fasse je peux toujours débusquer à l’orée de mon projet quelque secrète identification à un personnage actuel ou défunt, une résonance quasi imperceptible, un écho affaibli, une rémanence obscure de l’action et du désir d’un Autre, même si, sur le moment, le projet me paraît résolument et indubitablement original, personnel et novateur. Je crois vivre et penser par moi-même, et voilà que je me surprends à singer, à répéter quelque erreur ancestrale, à mimer Pierre ou Jacques, à me boursoufler sottement d’une invention qui n’est que réminiscence. Et à chaque fois retombe l’enthousiasme, et s’installe un profond, un incommensurable dépit qui me ronge les entrailles comme le vautour de Prométhée. Déconfiture narcissique, humiliation qui prélude à une longue séquence d’humilité, marquée toujours par la plus sinistre dépression. « Le désir est le désir de l’Autre », paraît-il, et si c’est le cas, mieux vaudrait n’en rien savoir, et continuer bravement ses ridicules rodomontades, car enfin le ridicule ne tue pas. Et s’il tuait, la planète serait depuis longtemps rendue à l’incurie des blettes et au taylorisme stérile des fourmis !

Si le désir est le désir de l’Autre, que m’importe mon désir, puisqu’il n’est jamais mien que par procuration, aliénation, emprunt et déplacement. Pourquoi tant de fureur à fantasmer je ne sais quelle satisfaction qui ne sera jamais vraiment mienne, et qui me glissera comme un peu d’eau entre les doigts ? Je désire cette femme, je crois ne désirer qu’elle, j’ai la faiblesse de croire que c’est elle et elle seule qui a éveillé mon ardeur, il me semble même que jamais je n’ai désiré aussi intensément, aussi librement et personnellement, pour découvrir bientôt que si je la désire c’est pour la souffler à mon rival, et que même, n’importe laquelle aurait fait l’affaire puisqu’il ne s’agit en somme que d’humilier l’Autre, de faire passer mon désir avant le sien, de lui ravir, non seulement l’objet de son désir, mais son désir même dont je célèbrerai les funérailles dans l’ivresse de ma conquête.

De désir en désir, de projet en projet, je ne fais que me glisser dans  la peau d’un personnage étranger, à chaque fois dupe, bourreau et victime du même jeu pervers sans cesse recommencé, dans la splendeur sidérale d’une ignorance incorrigible ? Ainsi va le monde. Ainsi va la comédie tragique de l’existence. Et plus tragique encore le moment de la révélation, lorsque dans un éclair de lucidité rétrospective, on voit soudain la rengaine désespérante de sa passion. A ce moment-là comment ne pas désirer mourir ?

Si ce n’est jamais moi qui désire, si je suis la marionnette inconsciente d’un carnaval sauvage, ou, pour parler comme Platon, si les dieux s’amusent de moi comme d’un pantin, si je ne suis que l’objet d’une plaisanterie cosmique à laquelle je n’entends rien, pourquoi s’échiner davantage, suer et puer sous la férule, faire tourner cette manivelle qui m’arrache goutte à goutte ma substance pour la délectation du Prince ou la jouissance d’un dieu sadique, alors que je pourrais enfin jeter mes billes, et comme l’enfant qui perd déclarer : « je ne joue plus ! ». On ricanera de ma faiblesse et de ma lâcheté, on me traitera de tricheur et de tire-au-flanc, on me jettera des pierres, on m’excommuniera, la belle affaire, puisque leurs ruses ne prennent plus et que leurs pitoyables machineries sont définitivement éventées. C’est le plus intelligent qui cède, là où l’imbécile s’échine à mort. Mais cela suppose, bien sûr, d’accepter, d’entériner l’humiliation, d’avaler la couleuvre de la honte, ou mieux, de la cracher à la face des trafiquants de désir ! « Oui, je l’avoue, je ne suis pas celui que vous croyez, j’ai mes faiblesses et mes incompétences, oui, je ne suis plus l’agent incorruptible de vos manigances, oui, je me rebelle, ou mieux encore, je vous vomis, vous tous qui croyez m’avoir enchaîné à la roue du désir. Oui, je prends le maquis, je déserte, je prends le parti des plantes et des oiseaux, je n’ai plus rien à voir ni à fricoter avec vous, je suis d’ailleurs, et tant pis pour moi si le voile d’Isis me tombe progressivement sur les yeux ! Comptez moi parmi les disparus de la civilisation, ou plutôt, ne me comptez pour rien, puisque je fais le choix du Rien ! ».

Moment crucial, moment de vérité. Je ne suis rien, je prends le pari du rien. Qu’est ce à dire ? Cela signifie que je découvre effectivement en moi, en deçà de ces identifications où je m’aliène sans cesse, un lieu de pure vacuité, une absence d’être, une faille centrale dont la nécessité et la pérennité m’apparaissent enfin, pures et nues en elles mêmes, sans tache et sans remède, comme la vérité intime de mon « être ». Toutes ces pesantes et fastidieuses identifications n’ont servi qu’à cela : dissimuler le vide, combler le trou, rafistoler la blessure pour donner un semblant « d’être » et de substance à cette misérable carcasse d’humanité, et tout cela en vain, puisque ce qu’on met en avant pour exister ce n’est que projet d’emprunt, image, forme et figure de l’Autre. Et que ces images se défont comme neige au soleil, et que si la supercherie est éventée elle ne peut plus prendre, et que dès lors il faut changer de route.

Sera-ce en fomentant quelque projet nouveau, quelque désir nouveau ? Mais ne voyez vous pas le piège ? Vous voulez guérir, vous jetez les chaînes d’antan, et vous voilà à quérir de nouvelles chaînes, à mendier un nouvel esclavage ! Combien de tours vous faudra-t-il encore pour Voir et Dénoncer le Diable !

Il n’y a qu’une seule et unique solution : se convertir au Rien, faire le deuil de ce qu’on appelle l’existence, se ranger pudiquement à la cause sans cause de la vacuité, prendre refuge en ce lieu invincible et indescriptible d’où sourdent toutes les sources, et s’il faut encore vivre parmi les hommes et le monde, que ce soit en ermite du Tao, en errant impénitent, en vagabond de pauvreté, en sans-demeure dans l’immense demeure universelle, ou mieux encore, en patineur joyeux de la Surface Absolue.


Publicité
Publicité
Commentaires
G
Vous avez raison. Je vais voir ce qui s'est passé pour l'édition de la suite, que j'ai dû oublier de transcrire. Je vais m'en occuper ces jours-ci.
Répondre
L
Par contre je suis très curieux de lire la suite de ce texte. Comment faire?<br /> Cordialement.
Répondre
L
Que dire à l'issue de la lecture de ces chapitres passionnants? Situons d'abord mon petit contexte: je suis diagnostiqué bipolaire. Bien. Mais je me soupçonne également "borderline" car tout ce que vous écrivez, et bien je le ressens dans ma chair. Dans mon vide "quasi"-permanent. C'est extrêmement "réconfortant" (est-ce le mot?) de lire un tel témoignage éclairé par tant de réflexion, de vécu, de culture. <br /> Je me suis permis de poster le lien de votre site sur un site consacré aux troubles bipolaires, et notamment aussi borderline (il s'agit de "bipotes").<br /> Dans l'espoir que cela fasse écho aux personnes intéressées (environ 110 consultations du sujet déjà). <br /> Donc oui, quelle solution: médication bien sûr, aide psychologique, et création. Ca me semble être un bon coktail. <br /> Donc soyez assuré que votre labeur n'a pas servi au VIDE mais à nos "vides" individuels, ça c'est certain, ce qui n'est pas mal ;) (et bien entendu pour ceux qui ne sont pas touchés par un tel fléau, et bien, voilà de quoi ouvrir un oeil peut-être nouveau sur le "monde" ;) )<br /> Au revoir.
Répondre
G
Permettez- moi de vous renvoyer à Héraclite :"nous sommes et nous ne sommes pas".
Répondre
A
Comment "Oser Etre" aprés un tel discours ?
Répondre
Newsletter
153 abonnés
Publicité
Derniers commentaires
Publicité