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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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8 juin 2007

Chapitre VIII METAPHILOSOPHIE ds Philo du Borderline

CHAPITRE HUIT  METAPHILOSOPHIE

CHAPITRE HUIT

METAPHILOSOPHIE

I

Le point zéro

Je voudrais, après Pyrrhon, Enésidème et Montaigne, reprendre le flambeau de la véritable philosophie, la métaphilosophie en acte. Ce que j’appellerai ici de ce nom n’est pas la continuation de l’activité spécifique se réclamant de la philosophie, qui n’est autre chose, dans la plupart des cas, qu’une forme sophistiquée d’idéologie ou de religion recyclée. Par métaphilosophie j’entends une activité résolument révolutionnaire, aussi éloignée de l’une comme de l’autre de ces deux contrefaçons.

La radicalité de la position de Pyrrhon tient dans son refus sans concession de la valeur du langage. Le langage ne dit pas l’être. L’être nous est inconnu et inconnaissable. Là dessus Montaigne a été parfaitement clair : « Nous n’avons aucune communication à l’être » écrit-il, ce qui résume tout. Dès lors il est inutile de se mettre en recherche d’un quelconque savoir, qui ne sera jamais rien de plus qu’une opinion opposable à toute autre, et tout autant incertaine et infondée. La science est impossible, entendons la connaissance de l’être absolu, ce qui n’enlève rien à la valeur relative des savoirs partiels, opératoires en leur genre, mais dépourvus également de toute validité universelle. Nous parlons, mais en toute rigueur nous ne savons pas ce que nous disons, tout contenu étant irrémédiablement suspendu par le doute initial. Nos paroles ne sont que vent, enflure et ordure, et encore est-ce là trop dire, puisque je ne sais nullement ce qu’est l’enflure et l’ordure, n’en déplaise à Pascal qui sur ce point mésestime le sens véritable du pyrrhonisme. Nous parlons et nous ne disons rien, rien de substantiel puisqu’il ne saurait y avoir de substance énonçable dans le langage. Ce rien que nous disons ne concerne que les hommes, leur commerce inévitable et n’ a nulle portée quant à la réalité des choses. Dès lors il y a lieu de suspendre le jugement, mieux encore, de le récuser a priori, de le détruire purement et simplement : ne rien affirmer, ne rien nier. Ne se faire opinion de rien, ni moins ni plus, ni inférieur, ni supérieur, ni égal, ni inégal, ni les deux ensemble, ni aucun des deux. Disqualification sans reste. Parlons puisque nous ne pouvons faire autrement, mais sachons au moins que parlant nous ne disons rien. Notre parole épousera le caprice du vent, la versatilité des apparences, comme nous faisons tous les jours en parlant de politique, de bien et de mal, de juste et d’injuste, pitoyables opinions sans contenu, sans fondement, sans raisons, mais destinées à nous entretenir les uns les autres, et à poursuivre ce jeu un peu ridicule qu’on appelle la vie sociale.

Je me suis efforcé de déconstruire toutes mes représentations philosophiques, et je crois en toute innocence y être assez bien parvenu. J’ai fini par reconnaître la caducité de toute doctrine, de tout dogme, de toute position affirmative et négative. Pratiquer Pyrrhon  c’est consentir à un ravage intellectuel décisif, au terme duquel il ne subsiste exactement rien. Dès lors il devient impensable d’être kantien, épicurien ou cartésien ou tout ce qu’on voudra. Le feu a tout consumé, y compris la position dite pyrrhonienne. Car de cela aussi il faut se délivrer, sous peine de devenir un sous-produit d’exportation, inutile et redondant. Toute appellation devient une injure. Si vous me traitez de pyrrhonien je vous démontrerai le contraire. Si vous dites que je n’entends rien à Pyrrhon je vous démontrerai le contraire. Quelque position que vous soutiendrez je vous démontrerai le contraire. Il ne faut s’attacher à rien, faire le vide et vivre de vide. La parole est de trop. In-différence et aphasie, fût-elle une in-différence militante, une aphasie combattive. Pyrrhon parlait beaucoup, du moins savait-il qu’il ne disait rien.

J’appellerai point zéro ce degré d’extrême dépouillement où se défont toutes les interprétations. Point zéro de la pensée, qui n’est pas une absence de pensée, mais la marque sensible, au fer chaud, de sa redoutable efficacité. Pensée qui pulvérise. Moment suprême de la liberté. Tout ce que j’ai cru est mort. Tout ce que j’ai espéré, redouté a volé en éclats. Pensée souveraine du rien. Abolition radicale. Viduité philosophique.

Nous tenons là une première définition de la métaphilosophie : c’est cette activité sans concession qui défait tout savoir, toute prétention à la vérité, désarticule toute parole dogmatique pour réduire à zéro la crédulité et l’illusion de savoir. Socrate à la millième puissance. Humilité et fierté du penseur : il se mesure sans arme à l’indicible et en reçoit une marque définitive.

Deuxième point : la non-philosophie se reconnaît à son refus obstiné d’énoncer quoi que ce soit comme étant ceci ou cela, à son mépris invétéré de la définition et du concept. Toute la tradition est ici renversée. Le réel, l’indéfinissable, l’incertain, l’indicible, le jeu des phénomènes, la vanité du dire : tous ces mots disent sans dire. Pyrrhon enseignait ses poulets et ses gorets, les désignant  volontiers comme d’authentiques philosophes, autant que les penseurs patentés de la Grèce. Que redire à cela ? Le chien aussi a la nature de Bouddha, et l’âne qu’on méprise, et le cheval qu’on fouette. Aussi Nietzsche fit-il bien de s’en prendre à ce cocher qui malmenait un pauvre cheval dans les rues de Turin. Le plus fou n’est jamais celui que l’on pense.

Troisième point : je ne nie, ni n’affirme, ni les deux, ni aucun des deux. Je prends acte de notre éloignement de toute vérité. Mais je vis, je respire, je veux, je désire, je souffre, je languis, je jouis. Tout cela nous semble très passionnant. Nous nous sentons vivre et nous croyons dès lors que ce sentiment justifie amplement nos croyances. En quoi sommes nous différents du vulgaire ? Le métaphilosophe n’est pas anthropocentrique, ni idéologue, ni théologien. Et s’il s’efforce en quelque sorte de vivre sous les espèces de l’universel, qui est sa seule et sa vraie patrie, il n’aura de dédain pour aucune forme de réalité, renoncera à toute hiérarchie dans l’ordre des choses. Une chose est une chose, comme une autre chose dans l’ordre des choses. Nouveau regard. Regard, peut-être, de l’univers qui se regarde lui-même, avec le moins de déformation possible. Et singulièrement, un coup d ‘œil à la fois tendre et ironique vers Maître Eckart, qui écrivait : l’œil avec lequel je vois Dieu, et l’œil avec lequel Dieu me voit, sont un seul et même œil. Le sage, en somme, est celui qui s’efface autant qu’il peut pour devenir le regard de l’univers qui se mire lui-même.

II

Ce qui caractérise essentiellement l’idéologie c’est la croyance au sens, la volonté de sens, le principe de finalité étendu à toutes les sphères de l’existence. De ce point de vue il n’y a pas de différence notable entre les religions sacrées et profanes, entre la superstition et l’idéologie politique. Le dieu de l’Histoire ou du Progrès a simplement remplacé le dieu des vieilles conceptions judéo-chrétiennes, et il n’est pas sûr qu’on ait gagné au change. Traquez l’idole, traquez la croyance, traquez la foi sous toutes ses formes, dans le dernier pli de la méconnaissance, dans le dernier recoin de l’inconscient, et ainsi vous ferez œuvre de vraie philosophie.

La vraie philosophie, celle que nous appelons ici métaphilosophie est nécessairement tragique. Elle s’édifie sur l’évidence du réel en tel que tel, délesté de toute conception finaliste ou anthropocentrique. A mort le principe d’anthropie. Nous ne pensons pas que l’univers ait été créé, et surtout pas en vue d’une fin, ce qui nous ramènerait inexorablement à l’homme comme finalité ultime de la création, et donc à un dieu créateur, désirant, oeuvrant selon la logique passionnelle des hommes. Là dessus Spinoza a tout dit. En fait il n’y a que deux positions possibles : ou Dieu, donc la foi, l’idéologie déclarée ou rampante, la religion du sens et l’aliénation à des fins extérieures. Ou le Hasard, non comme nouvelle divinité de l’impensable, mais comme anti-concept, notion indépassable de la non-connaissance, de la non-maîtrise, et finalement de l’in-différence ((Pyrrhon).

Les penseurs tragiques sont les témoins de la vérité de l’indifférence. Hasard est père des choses, hasard est la somme des choses. Ou pour le dire autrement, et avec Freud, « tout est hasard dans la vie des hommes ». Démocrite, et sa redoutable vision du tourbillon cosmique est forcément l’initiateur de la pensée tragique.

La pensée tragique tient toute entière dans un paradoxe : du réel il n’y a rien à dire : il est ce qu’il est, ou plutôt, il s’épuise tout entier dans la combinatoire infinie des phénomènes, des processus, des relations, donc « des choses », selon le sens que nous donnons à ce mot, le plus neutre, le moins signifiant possible, aussi insignifiant que le hasard lui-même, dont il n’est que la face visible. « Il y a du réel, il y a des choses » telle est le dernier mot de notre savoir. Rien en deçà, rien au delà, rien devant, et rien derrière les apparences. Le réel c’est la somme tourbillonnante des apparences, ou des choses, comme on voudra. Relativité indépassable. Pas de point de vue fixe. Pas de perspective unique, mais une multitude de points de vue, tous mobiles et changeants, tous relatifs au regard de celui qui regarde. In-différence donc, et relativité, et in-signifiance. Et dans ce réel tel qu’il tel, pourtant, le penseur tragique affirme la noblesse de la singularité, la valeur sans valeur du projet singulier de toute chose existante. Dans ce monde je ne suis à peu près rien, rien de plus qu’une chose parmi des milliards de milliards, sans fondement ni légitimation autre que toute autre, mais cette singularité j’entends l’affirmer jusque dans le détail de ma vie quotidienne. Tel est le paradoxe tragique : ce rien que je suis s’affirme du rien lui-même. La tentation du nihilisme se dépasse dans la juste compréhension de la vacuité, qui n’est ni être ni non-être, mais pure et gratuite création selon l’ordre du Tout. Et de ce point de vue je suis aussi légitime et nécessaire qu’un ouragan, qu’un continent ou qu’un massif de fleurs : je nais, je vis, je meurs. Tout ce que je suis s’épuise dans l’affirmation de ma singularité.

Tout au plus pourrait-on distinguer deux sortes d’éthiques. Si toutes se valent absolument dans l’insignifiance métaphysique, le mécréant et le méchant valant le juste et le sage, comme l’ortie vaut la plus belle rose, l’une se distinguera par l’incapacité à assumer cette position tragique : fuite dans l’idéologie, naufrage religieux, ou chute dans le nihilisme. Et l’autre, sans davantage de fondement ni de valeur, choisira l’affirmation tragique. Qui pourrait en décider si ce n’est le sujet lui-même, et sans référent, et sans justification. Question de tempérament, d’idiosyncrasie, de tripes et d’instinct. Le blaireau ne sera jamais un lion.

Singularités !

III

Mais alors qu’en est-il de la réalité ? Ce qu’on appelle ainsi est une convention, une pure convention sociale. Démocrite : « convention que le doux, convention que l’amer, convention que le juste, convention que l’injuste ». Tout est convention, ce qu’il faut entendre de la façon suivante. Toute « chose», une fois nommée et nomenclaturée, devient un objet, un concept dont la nature et l’usage sont définis par le langage et le social. Toute notre réalité est de la sorte balisée et banalisée. Le réel est passé aux oubliettes. Nous avons une force quasi invincible pour évincer les choses, et quand le réel fait retour nous sommes abasourdis. Flagrant délit de croyance. Un moment de stupeur et de lucidité, puis la valse reprend, et nous tournons à nouveau dans notre cercle d’illusions. Le penseur tragique est celui qui se propose d’élargir ces zones de turbulences, d’approfondir les instants de « clarté mystique », et progressivement d’y habiter le plus possible. En quoi il se comporte exactement à l’envers de la normalité. Disons qu’il est ce fou qui marche en plein jour une lanterne allumée à la main.

Il en résulte que la normalité et la réalité ne sauraient être des référents valables. Le sage démocritéen se rit des hommes, de leurs jeux débiles et de leurs usages. A-t-il mieux à proposer ? Ce n’est pas sûr. Tout se vaut. Au moins ne se prend-il pas au sérieux, au moins rira-t-il de soi tout autant que des autres, sachant pertinemment la non-valeur de toutes choses.

Aussi n’oppose-t-il pas une éthique à une autre éthique, une sagesse à la vulgarité, un code d’honneur à un autre, les sachant identiques quant au fond, mais il se contentera de tourner tout cela en dérision. Démocrite rit de tout, et des hommes, et des animaux, et des dieux, et de lui-même. Il a parfaitement mesuré la viduité de la pensée. Mais pour autant il ne restera pas planté sous un figuier. Il découvre que la joie vaut mieux que l’affliction, non d’une valeur substantielle ou conventionnelle, comme le croient les autres, mais que dans l’in-différence universelle il ne faut s’attacher à rien, et que ce faisant, on découvre, comme par hasard, une forme nouvelle, plus libre, plus dégagée, plus créative de l’existence. Et pourquoi, je vous prie, se refuser ce plaisir ? Eh bien rions, et philosophons de bon cœur, convaincus sans retour possible de la vacuité universelle, et du plaisir infini de s’ébattre dans la vacuité.

Que les autres continuent à croire à la réalité et à la normalité. Ces termes ont perdu tout crédit. D’où le rire. Que je puisse vivre d’une tout autre manière, selon les lois de ma nature singulière, et je ris de plus belle. Redoublement tragique : du rire même on peut rire, et de bon cœur !

IV

La métaphilosophie ne propose aucun contenu doctrinal, aucun savoir, aucune recette de comportement ou de gouvernement, épuisant son énergie dans l’affirmation pure et dure d’un choix existentiel, celui de la liberté, et d’une posture métaphysique indéracinable : l’in-différence. C’est de l’opposition irréductible de ces deux positions que résulte le tragique, ou plutôt c’est en elle qu’il atteint sa puissance maximale d’affirmation. Il n’y a nulle part de valeur, ni transcendante ni immanente. Ni sens ni finalité dans l’univers, au moins pour ce qui en est de nous, les hommes. Mais le sujet, qui n’est métaphysiquement qu’une chose, s’exhibe et s’affirme de la vacuité indépassable de son apparence singulière, qui est sa vérité ultime. Paradoxe tragique.

C’est dans la position pyrrhonienne que cet héroïsme trouve sa première et dernière expression. La première parce que, pour la première fois, se dit, en Occident du moins, cette conviction qu’aucun savoir ne vaut absolument puisqu’il ne peut y avoir de point de vue absolu – qui suppose toujours une divinité à laquelle on s’identifie pour juger des choses, à la manière d’un Balzac qui connaît tout de ses héros et distribue leur destinée selon le caprice du prince – et de la sorte la relativité est toute entière dans Pyrrhon. Position dernière, parce qu’elle est indépassable une fois qu’on l’adopte, qu’il n’est plus possible de revenir à un centrisme philosophique quelconque, et que tout effort se réduit  à l’exposition de cette vérité irréductible, et finalement au silence : aphasie pyrrhonienne.

On demandera quel est l’intérêt d’une philosophie qui n’a rien à dire, rien à enseigner, rien à proposer et qui se complaît dans le silence hautain et définitif de la contemplation. La question vaut pour toute mystique, et pour moi Pyrrhon est un mystique profane, dont l’intérêt essentiel est de nous proposer une voie désengagée de tout dogme religieux, une mystique absolument pure, sans rituels, sans prières, sans offrandes, sans école ni pensionnat, sans maître et sans disciple, sans dogme et sans jugement, sans ciel et sans enfer. Je veux bien me tromper sur le plan historique, mais je considère à tort ou à raison que Pyrrhon réalise complètement la révolution bouddhique, et la mène aux extrêmes conséquences. Là où Bouddha reste, peut être malgré lui, un héritier de la tradition hindoue ( croyance au karma, à la réincarnation, souci d’un salut au-delà des cycles de la vie et de la mort) en fondant une communauté de moines mendiants et en délivrant un enseignement quasi sacré, Pyrrhon ne saurait être taxé de fondateur de religion, de maître, d’enseignant, de législateur ou de prophète. Il n’écrit rien, ne fonde rien, et sa philosophie se réduit en dernière instance à la plus pure non-philosophie que l’on puisse imaginer. Dites moi quelle est la pensée de Pyrrhon ? Quelle est sa doctrine ? Sa morale ? Sa métaphysique ? Ses idées politiques ? Vous ne trouverez rien. Pyrrhon est le Maigret de la tradition philosophique. Comme le célèbre commissaire de Simenon il pourrait répondre à qui le somme de livrer sa pensée : « Je ne pense pas ».

Mais alors, pourquoi s’intéresser à Pyrrhon ? Il est le seul, ou presque, à proposer une éthique radicale de la liberté fondée sur une métaphysique de l’in-différence. Et sans basculer jamais dans le nihilisme, qui est, faut-il le rappeler, notre maladie moderne par excellence. Le nihilisme jette l’enfant avec l’eau du bain. Il ne reste rien, tout se dévaste dans le néant universel. Mais d’où le nihiliste tient-il qu’il n’y a rien ? N’est-ce pas trop affirmer encore ? Pyrrhon ne dit pas qu’il n’y a rien. Il dit que nous ne pouvons pas en juger, rejoignant en ceci Bouddha qui estimait que la position nihiliste était pire qu’un naïf éternalisme. Le nihilisme affirme ce qu’il ne sait pas. Il croit encore au savoir, s’entêtant dans sa déception et son ressentiment. Ni Bouddha ni Pyrrhon n’expriment le moindre ressentiment. Ils prennent la mesure de notre ignorance, de nos espoirs déçus, de nos illusions et recommandent de nous détourner des questions inessentielles. C’est l’expérience qui nous enseigne que nous n’avons « aucune communication à l’être ». Ni au non-être, d’ailleurs. Nous en sommes réduits aux apparences, apparences de rien et qui font le tout.

Une telle posture condamne le découragement. Vous êtes découragé tant que vous pensez qu’une solution existe, que vous la trouverez un jour, peut-être, mais que pour le moment vous ne voyez pas où ni comment chercher. Le découragement est l’envers de l’espoir, et son affirmation paradoxale. C’est donc de l’idée même de solution qu’il faut se délivrer. D’où le commandement pyrrhonien : si tu veux être heureux, commence par renoncer à toute recherche, puisque toute recherche est vaine. Si tu fais le deuil de l’Etre et du Non-être, il te restera le vaste monde des apparences innocentes, la valse des atomes, le tourbillon infini des poussières célestes, la danse des humeurs et des images, le vertige de la volupté, et, plus que tout, l’immobile mobilité de la sagesse.

Pensée de la Délivrance. Et si difficile, si subtile. Bouddha longtemps hésita à la communiquer aux hommes. Et Pyrrhon, élevant ses gorets dans le jardin du temple d’Hadès, fonda, semble-t-il, une école sans disciples, une pensée sans langage, une vérité sans savoir, un salut sans divinité ni prières ni rituels, une métaphilosophie pour tous et pour toujours.

V

Mais laissons là nos jardins antiques. Revenons à nous-même, et tentons d’appliquer ces nobles principes, ou plutôt, laissons-les se développer librement dans la pratique de la vie  quotidienne. Quel est présentement le problème qui me préoccupe ? C’est la volupté. Mais s’agit-il bien d’un problème, et en quoi est-ce éventuellement mon problème ? Je crains fort que ce soit le problème de l’Autre, de l’Autre en moi. Voyons tout cela de plus près.

La dépression se caractérise, entre autres choses, par une perte d’appétit, de goût, donc de plaisir. Anhédonie disent les psychiatres : absence de plaisir. Ou encore, anaphrodisie, ce qui est encore plus explicite : disparition de l’Aphrodite, du désir, de la volupté. Disparition de la libido, pour parler freudien. « Unlust » : ni désir ni plaisir. Un tel retrait de la libido est inconcevable à tout être normal qui sent dans sa chair les tiraillements voluptueux ou déplaisants de la pulsion sexuelle, et de jour et de nuit, avec des intensités variables certes, mais selon une relative constance de la tension. Ce qui est proprement inimaginable c’est qu’une telle tension puisse tendre vers le zéro absolu, laissant le sujet dans une espèce de mort-vivante, une non-vie qui est une caricature de la mort, et déjà son amer avant-goût. « Ce goût de cendre dans la bouche », comme je le dis dans un ancien poème. L’univers se dépeuple de tout objet attirant, se vide de tout intérêt, s’aplatit sur le morne bitume des jours tous identiques et invivables. C’est ce que j’ai analysé dans mon précédent ouvrage comme « chute de l’objet a ».

Depuis lors j’ai fait d’autres découvertes. La chute de l’objet a, au début du processus, affecte tel objet particulier, ou classe d’objets, par exemple le sein, ou le vagin, ou la musique, et entraîne progressivement dans sa chute toute la série des objets libidinaux. Après l’amour physique tombe le plaisir de voir ou de se voir, le plaisir du toucher, de l’entendre, et finalement tout plaisir de sentir, y compris de se sentir soi-même comme corps, ou comme organisme. Le monde entier sombre dans l’anhédonie, et bientôt il entraîne le sujet lui-même dans sa débâcle. Chute de l’objet, chute du sujet.

Et là commence le drame véritable. Le moi se vide de toute capacité d’investissement externe. Les forces du Moi font retour sur le moi lui-même, selon le mode sadique, et se livrent à une épouvantable démolition. Sous la pression d’une angoisse presque insoutenable le moi menace d’éclater, et pour se maintenir encore, s’accroche désespérément à quelque figure tutélaire supposée offrir un barrage à la violence des eaux. Anaclitisme : l’objet élu n’est pas un objet d’amour, mais une défense intrapsychique destinée à sauvegarder le peu d’énergie restante en saturant la béance. La décompensation dépressive est un naufrage narcissique. Robinson rampant sur le sable du rivage.

L’élément le plus spectaculaire de cet effondrement était pour moi formulable de la manière que voici : j’avais perdu la position objectale, génitale, maritale qui résulte normalement d’une bonne intégration de la structure oedipienne. Je n’étais plus un mari, ni un amant, ni un homme viril en face d’une femme génitalement désirable, plus encore, le désir génital m’avait irrémédiablement abandonné. Je ne sentais rien, je ne désirais rien, et surtout pas la relation sexuelle avec un quelconque partenaire. Je n’étais pas lassé de mon épouse en particulier, ou de l’habitude, ou de la répétition, j’étais dégoûté de l’amour en général, quels que pussent être les protagonistes, puisque la construction imaginaire et symbolique d’un objet total était impossible. Plus d’objet à aimer, plus de sujet unifié capable d’aimer. Tout partait en pisse de chat.

Plus encore. La disparition du vagin comme objet érotique entraîna la déqualification du pénis. Le pénis n’était plus un organe érotique de pénétration génitale. Bientôt il perdit tout statut narcissique, réduit à un lamentable appendice sans justification, une excroissance tératologique à la fois saugrenue et dérisoire. Personne n’a plus de sexe, ni homme, ni femme, ni enfant, ni chien, ni chat. Le sexe est une illusion, une chimère de fou déchaîné, une perversion hagarde et grand-guignolesque ! Et je retrouvais d’anciennes haines tenaces à l’encontre d’un dieu sadique qui promettait la joie du sexe et organisait derechef sa répression !

Point zero. Libido zero. Vide cosmique. Effondrement de l’idéal, désenchantement du monde, désolation et mort. Orphée erre sans fin dans l’ univers pétrifié des Ombres.

VI

Qu’est ce qu’un corps asexué ? Difficile à concevoir, surtout chez un adulte qui a traversé toutes les épreuves ordinaires de la vie, qui s’est marié, qui a conçu des enfants et dont rien dans la vie sexuelle ne semblait annoncer un tel effondrement. Il faut revenir à la toute petite enfance pour se faire une petite idée d’un événement aussi singulier. Et encore ! Car si aucune manifestation proprement sexuelle ne se repère à ce stade précoce cela ne nous dit rien sur le fonctionnement imaginaire de l’enfant qui, à en croire Mélanie Klein, est travaillé de fantasmes puissants et quasi incontrôlables. Peut-être en suis-je revenu à une forme de narcissisme primaire, avec une espèce d’indistinction du sujet et de l’objet, une fusion primitive, quasi psychotique, ou alors à une reviviscence du morcellement originaire du Moi, antérieur par hypothèse au stade du miroir. Voyage étrange aux pays des origines, dans un corps et un esprit d’adulte qui aurait perdu les repères et la structure normale de son être-au-monde.

Il faut bien préciser que la sainteté et l’abstinence sont aisées à qui n’a plus de désir. Cela ne prouve rien, sinon que le désir commande tout. Mais de quoi dépend le désir ? Si vous n’en sentez pas, rien ni personne ne peut vous en inspirer, fût-ce la plus belle fille du monde.

J’en étais là, et depuis de longs mois, quand j’observai une renaissance assez inquiétante de la libido. Je dis inquiétante, car ce que je vivais là n’avais pas grand chose à voir avec les émois d’un amoureux, d’un mari, ou d’un  amant. La dimension génitale est totalement absente de mes excitations. Ce n’est pas un corps global, posé comme objet de désir incarné dans une personne humaine qui me tente ou me hante. La totalisation des objets dans un corps unifié et désirable en tant que tel me semble actuellement inaccessible, si bien que j’assiste médusé et impuissant à une prolifération incroyable d’objets partiels flottants, dansants, harponnants, qui me suivent partout et me persécutent. Le sexuel s’est comme disloqué et disséminé dans une variation infinie de fragments, de morceaux de chair effilochée,  disséminés au hasard, jetés en pâture, et dont la somme ne constitue jamais un tout. Le schéma corporel se réduit à une croix de bois, une espèce d’épouvantail à moineaux, garni capricieusement de breloques, de chapeaux, de brindilles, de bijoux, carnaval grotesque et hétéroclite. Ici un sein à demi découvert, là une bouche qui attire les baisers, ici une nuque où flotte quelque mèche rebelle, là un pan de robe bleue fendue de chair rose, des fragments, des morceaux, des éclats, des entames, des trous, des échancrures, des brisures, des naissances, des crépuscules et des aurores de peau nacrée, et sur le tout un doux vertige de frou-frou et de tension charnelle, un parfum de je-ne-sais-quoi, une dérive lente et progressive qui chavire.

Et en même temps ces objets ont quelque chose de tranchant, d’offensif, comme des lames qui écorchent et entament, déchirant la peau fine de ma faible enveloppe, éraillant la chair, crissant à la surface, arrachant des soupirs ou des larmes. C’est que je me sens bien vulnérable, exposé sans parade, souffrant et gémissant au milieu des délices. Cette verroterie érotique a quelque chose d’affolant, et je suis le papillon ivre voletant autour de la flamme.

Dans ce désordre il y a de l’enfance et de l’adolescence. Du non-abouti, quelque chose de volatile, de léger, de capricieux, d’agaçant. D’être passé par le point zéro je ne saurais plus jamais revenir à l’état d’avant. Dans ce domaine, comme dans les autres, le couperet est passé, emportant toutes les normes et les valeurs d’usage. Rien ne justifie plus à mes yeux le primat traditionnel du génital, de l’œdipien, du global-objectal ainsi que les sacro-saintes représentations de l’amour hétérosexuel, du couple et de la famille. Dès lors d’autres valeurs, d’autres pratiques et d’autres investissements érotiques deviennent possibles.

Ni sainteté ni unidimensionnalité : mais le divers, l’hétérogène, le multiple, l’aventureux, le non-exploré, dispersion maximale, étalement des objets, miroitement infini de la surface !

VI

Avant de poursuivre il faut revenir sérieusement à la question du Moi. Freud donne des  éclaircissements sur ce fameux moi, mais souvent de manière partielle et fragmentaire. A la suite d’auteurs contemporains je distinguerai soigneusement le Moi-réalité et le moi comme instance  d’organisation psychosexuelle.

Le Moi-réalité est une fonction essentielle de la vie et de la conservation de la vie, responsable de l’image du monde soumise au principe de réalité, et qui doit normalement organiser mes relations avec autrui et les objets sur le mode d’une certaine rationalité sociale. Pas question de confondre un camion et une poubelle, il y va de ma survie même. Aussi considère-t-on  une telle confusion par le terme général de délire, qui dénote une grave altération de la fonction de réalité, symptôme ordinaire de la structure psychotique. Il va de soi que la conservation et l’affinement du Moi-réalité reste une incontournable nécessité. De ce point de vue on ne saluera jamais suffisamment le travail d’élucidation de la science occidentale, puis universelle, pour l’appréhension rationnelle de la réalité.

On pourrait considérer que Pyrrhon, comme d’autres mystiques, est un beau spécimen de délirant lorsqu’il annonce tranquillement que l’univers nous échappe, qu’on ne peut rien affirmer, rien nier, que toutes les choses sont également inconnaissables, immaîtrisables et donc strictement équivalentes dans l’in-différence universelle. Pire encore : il forgerait de la sorte une génération de psychotiques impénitents et irrécupérables. Son école de métaphilosophie ne serait autre chose qu’un asile de fous déguisés en sages. Cette position est fausse, hypocrite et malveillante. Pyrrhon ne conteste pas un instant la nécessité de l’adaptation sociale. Il recommande de suivre paisiblement les usages, comme fait le laboureur de son village. Tout est convention dans la vie humaine, aussi ne peut-on faire autrement que de s’y résoudre. Et Pyrrhon mènera la vie la plus banale, mais éclairée de l’intérieur par une formidable intuition de la relativité universelle. Vivant parmi des Grecs il vivra à la grecque. Mais en Asie, parmi les Perses et les Mèdes, pourquoi ne pas vivre à la perse et à la mède ? Puis, rencontrant des sages « vêtus d’espace » en Inde, pourquoi ne jetterait-il pas sa tunique aux orties pour courir tout nu dans les prairies et méditer à l’ombre des figuiers, comme fit un certain Bouddha de bonne renommée ?

Rien ne justifie nos usages, hormis le fait que ce sont les nôtres. On peut en changer. Mais de toute manière il faudra bien des usages, et des coutumes, et des conventions. Pas d’échappatoire. Simplement, le sage sait que les usages n’ont aucune justification en soi, aucune valeur, et que notre « réalité » n’est autre chose qu ‘un point de vue parmi des milliard possibles, qui tous sont équivalents dans l’absolu. Dont acte : la « réalité » n’existe pas, elle n’est ni une certitude ni une substance, mais il en faut une pour que la vie soit simplement possible. Nous conserverons le principe de réalité, nous l’enseigneront à nos enfants, nous le respecterons nous-mêmes, nous vivrons en sacrifiant aux dieux de la cité, et dans le même temps nous saurons définitivement l’insignifiance radicale de nos valeurs et de nos coutumes. Ce n’est pas là une position délirante, c’est la position selon la vérité.

Donc, gardons précieusement la référence au Moi-réalité.

Reste la question du Moi psychosexuel, ou psychoaffectif, comme organisation nécessaire de la vie psychique. Freud souhaitait le renforcement du Moi comme instance médiatrice capable de gérer les conflits entre les pulsions et les interdits, entre le ça et le surmoi. Tout cela est bien connu. Il développe un point de vue psychogénétique selon lequel les pulsions prégénitales doivent se soumettre progressivement au primat du génital, lors du passage du complexe d’œdipe. L’évolution est conçue comme une sorte de pyramide : tout en bas les étages inférieurs du narcissisme primaire, de l’autoérotisme et du stade oral. Puis un début de différenciation avec l’émergence du narcissisme secondaire, la constitution d’un moi relativement autonome, séparé de la mère, mais soumis encore aux exigences anarchiques des pulsions sadiques, anales et phalliques. Certains malheureux en resteraient à ce niveau minimal d’évolution et ne sauraient échapper à l’enfer de la névrose, voire de la psychose. Le prégénital n’a guère de valeur en soi, il est ce qui doit être dépassé soit par refoulement soit par sublimation. Le moment crucial c’est l’œdipe, qui doit assurer l’accès à la triangulation symbolique, l’établissement d’un surmoi, la domination progressive de la pulsion génitale, la constitution d’un objet global sur le modèle parental, et ainsi la conformisation de l’enfant aux idéaux sociaux et à une morale quasi universelle.

Nous avons là le modèle achevé du moi freudien, qui pour l’essentiel correspond assez aux modèles ordinaires de la société occidentale. Le moi sain ou normal est soumis au principe de réalité, il intègre les stades antérieurs dans une évolution pulsionnelle positive vers le choix d’objet hétérosexuel et génital, et accepte finalement les règles de la société bourgeoise. On connaît le mot d’ordre ultime de la révolution freudienne : « aimer et travailler ». Ah l’exaltant programme ! Le sacro-saint couple, la sainte famille, et l’ordre moral magnifiés par un penseur de génie !

Et si nous tentions, ici aussi, d’introduire un peu de subversion pyrrhonienne ? Que vaut ce fameux modèle hétérosexuel, génital, monogame et post-œdipien ? Il vaut ce que vaut notre modèle général de société. « Convention que le doux, convention que l’amer ». Et j’ai envie d’ajouter : « convention que le sexe, convention que la norme, convention que le primat du génital, convention que la santé et la normalité ». Apparaît, avec perte et fracas, cette perspective effrayante d’une non-valeur, d’une relativité de tous les modèles, d’une incertitude quant à la nature de la santé, voire d’une impossibilité radicale de toute définition de la normalité et de la pathologie. Même la folie serait un point de vue, aussi respectable qu’un autre, sur la vie, sa précarité, sa misère, le fou, après tout, étant toujours un homme qui se réjouit et qui souffre comme nous faisons tous. « Autant de têtes, autant d’avis ».

La vie réelle, celle que vivent quotidiennement les gens de tous pays et de toutes époques, montre plus qu’abondamment que le fameux primat du génital est le plus souvent un vœu pieux, une mascarade bourgeoise, un paravent commode pour dissimuler les véritables pratiques sexuelles. On peut bien sûr continuer à fermer les yeux comme on le fait si bien sur la misère, les catastrophes en tout genre et les autres aberrations sociales, et clamer à tue-tête la supériorité du modèle monogame, hétérosexuel, génital et post-œdipien.  Avouons au moins que cela ne veut rien dire, que cela nous arrange, et qu’il n’est en réalité aucun moyen d’établir une quelconque hiérarchie des conduites, si ce n’est par convention.

On dira que la pathologie vient au secours de la norme sociale en montrant la grande douleur des organisations prégénitales, perverses ou psychotiques. Ces gens-là souffrent, disons-nous, de ne pouvoir atteindre un niveau convenable d’évolution psychologique. C’est possible, comment savoir ? En tout cas ce n’est pas sûr. Peut-être bien qu’ils souffrent dans la mesure où nous les faisons souffrir ! En quoi l’organisation psychique d’un dépressif serait-elle déficiente ? Elle l’est par rapport aux exigences sociales de travail, de rentabilité, de « familialité » et autres. Bien sûr qu’il souffre puisqu’il est culpabilisé tous les jours que Dieu fait. Qu’est ce que cela montre ? Otez-la culpabilité, et peut-être vivra-t-il plus heureux que vous !  Désintoxiquez-le de cette fallacieuse idée de devoir et de punition, le voilà qui gambade par les rues, comme ce poète innocent et enfantin qu’il n’a jamais cessé d’être. Le mal vient plus de la convention elle-même que de tout le reste .

Dès lors il est possible d’esquisser les grands traits d’une véritable érotique pyrrhonienne.

VII

Je supporte de moins en moins une certaine psychanalyse, surtout d’inspiration lacanienne, qui se croit obligée de tenir une position spiritualiste, à croire que nos bons jésuites se sont tous plus ou moins reconvertis en psychanalystes ! Le symbolique, la dictature du signifiant, le nom-du-père, la triangulation oedipienne, la loi et le désir, et passez muscade ! Surtout ne venez pas leur raboter les oreilles avec du prégénital et du pulsionnel ! Quant au narcissisme, dont la structuration positive est pour le moins une condition absolue d’évolution, ils ne veulent y voir autre chose qu’une regrettable fixation, voire une aberration perverse, si ce n’est un facteur de psychotisation ! Freud, surtout le premier Freud théoricien des pulsions, n’avait sans doute pas prévu une récupération de la psychanalyse par des grenouilles de bénitier. Décidément, il faut relire Groddeck !

Précisons notre position. Le modèle sexuel dominant n’est pas plus mauvais qu’un autre. La seule chose à redire c’est qu’il se présente comme une norme. Quel psychanalyste ne voudra pas insidieusement pousser un pervers à renoncer à telle forme de satisfaction pour telle autre jugée plus élevée dans l’ordre moral ? Quel psychanalyste ne cherchera à faire évoluer un cas-limite vers une forme dite supérieure de névrose, à défaut de le guérir ? De fait ce qu’on appelle guérison se ramène plus ou moins à une bien bonne banalisation sociale.

Nous revendiquons la pluralité, la diversité, l’émergence d’autres attitudes et modes de pensée. Nous refusons la conception unidimensionnelle et pyramidale de la psyché. Nous exigeons la suppression pure et simple du concept de normalité.

A la pyramide de normalisation nous opposons la surface des intensités, des jeux et des variations infinies ! Eros païen, Vénus vagabonde, divine volupté des dieux et des hommes, et, ajoutons, de tous les êtres sensibles ! En finir à jamais avec la culpabilisation, le modèle sexuellement correct, et la normalisation psychanalytique !

Innocence d’une certaine forme de perversion, celle de l’enfant, mais revendiquée et régulée par l’adulte. La perversion « polymorphe » dé-diabolisée peut faire retour, aujourd’hui où les braves gens crient au loup !

Soyons clair : tout se vaut dans l’absolu, aucun modèle ne vaut mieux qu’un autre sur le plan métaphysique, celui de la Surface absolue. Cela nous permet de refuser tout modèle qui se croit légitime, ou se veut exclusif.. Cela ouvre immensément le champ des possibilités. Mais évidemment, cette position va buter sur les interdits sociaux. Faut-il braver ces interdits ? Mais alors, au nom de quoi, si aucune position ne vaut mieux qu’une autre ? Autant respecter les interdits, sans illusion ni flagornerie. Pour plusieurs raisons. D’abord, comme on vient de le voir, parce qu’il n’existe pas de garantie de meilleur choix. Que cette notion même est sujette à discussion. Parce qu’il n’ y a pas de raison de jouer au Socrate réformateur. Par prudence, ensuite, entendue comme vertu éthique, à la manière d’Epicure. Et enfin parce qu’il est inconcevable que le sage tire son plaisir de la souffrance d’autrui. Je peux tout faire qui ne fait de mal à personne, qui me fait du bien sans faire souffrir personne. Et si autrui peut jouir avec moi, tant mieux.

Evoquons avec le respect amusé qui s’impose cette aimable manie du philosophe Anaxarque, rapportée par Diogène Laërce : il avait une esclave d’une grande beauté, et pour en faire profiter ses convives, il priait la jeune femme de servir, complètement nue. Outre le plaisir de la contemplation, la sienne et celle de ses amis, notre sage s’offrait le luxe de vérifier la tempérance de ses hôtes. Quant à la jeune femme, offerte aux regards, exhibée dans le simple appareil d’une beauté tirée du sommeil, on peut penser aussi, relativité oblige, qu’elle tirait la plus grande satisfaction de ces regards de concupiscence, comme d’une couronne de roses autour de ses reins !

VIII

Me voici dans un embarras philosophique sans précédent. Je croyais éclairer les choses, et je me retrouve au milieu des ténèbres. Je voulais ouvrir les vannes d’une sexualité sauvage et  libre, et voilà que j’en viens à parler des interdits et des normes ! Mon discours retrouve les apories indépassables d’une certaine philosophie hédoniste, qui est fort sympathique en soi, mais résolument  décevante quant à ses modes d’application. Dans le meilleur des cas nous retrouvons simplement la prudence d’Epicure, qui admet l’Eros tout en limitant chastement son usage, il est vrai non pour des raisons morales qu’il ignore souverainement, mais par prudence éthique. Ou alors je retrouve la position cynique, fort estimable elle aussi : rejeter les limitations et les artifices des morales sociales, libérer les instincts naturels dans leur surgissement même pour s’éviter toute forme d’attachement objectal, génital, ou autre. On se rabattra sur le simple et immédiat besoin, soulageant derechef la nature en court-circuitant toute tentation de fascination amoureuse ou de liaison conventionnelle. Dans les deux cas nous avons affaire à une sorte d’ascétisme. L’épicurien resserre son désir sur le minimum, le cynique satisfait la nature pour mieux vilipender l’ordre conventionnel des désirs. Ascétisme du plaisir, ascétisme de la vertu. Ce n’est pas exactement cela que je cherchais.

Mon propos était avant tout critique. Je voulais en finir avec une certaine forme de conception psychanalytique pour qui l’essentiel n’est pas la pulsion, mais le désir, non le réel, mais l’ordre symbolique, non le jeu créatif, erratique et débridé des forces, mais une monotone errance signifiante, non l’invention de multiples figures et styles, mais une chaîne implacable de signifiants sans signifiés. Bref je veux détruire la psychanalyse spiritualiste qui refleurit sur les ruines de l’analyse interminable, cette sordide moisissure de la mythique structuration oedipienne, du nom-du-père et du signifiant-maître. J’ai trop souffert moi-même de ce procès interminable et parfaitement inefficace supposé produire un apaisement psychique par l’intellection des conflits et la symbolisation. J’ai déjà noté, et je le répète ici : après un certain temps variable où ces interprétations ont un petit effet thérapeutique vient le temps de la répétition, de la symbolisation improductive et stérile, comme si l’inconscient lui-même, lassé de ces petits jeux du signifiant, se mettait à refuser toute espèce d’intrusion dans son domaine. Le symbolique révèle ses limites, et le réel se met à fonctionner de son côté, comme un cheval échappé. Alors apparaissent les grandes crises décompensatoires, les raptus d’angoisse, les passages à l’acte, les grandes constructions délirantes ou les déconstructions, plus sévères encore, de la psychosomatisation.. Et alors, que fera le psychanalyste ?

Voici trente ans Gilles Deleuze publiait un livre controversé et difficile : « L ‘antioedipe » qui fit grand bruit, mais qui n’inquiéta pas suffisamment les analystes en exercice, tous plus ou moins inféodés à la magie lacanienne, et définitivement inaptes à la pensée. Je venais moi-même d’entrer en analyse. Je ne comprenais pas grand chose à ce livre, mais ce que je comprenais m’inquiétait fort. Tout cela menaçait directement ma cure débutante, et la confiance normale que je plaçais dans l’analyste. Je n’insistai pas. Mais aujourd’hui je suis fatalement renvoyé à l’idée centrale de ce livre prémonitoire. Comment ne pas être saisi par la justesse de ses intuitions ? L’analyse interminable ? Nous y sommes en plein. L’oedipianisation forcenée qui échoue à soigner et guérir ? Nous y sommes. L’oubli systématique des données de la petite enfance, des pulsions partielles et de leur polyphonie intraitable ? Nous y sommes. La prolifération de formes pathologiques étrangères aussi bien à la névrose qu‘ à la psychose ? Et la dépression enfin, comme expression d’une impossible entente avec l’ordre symbolique, comme carence narcissique, comme efflorescence du prégénital, de la perversion et des addictions – on ne voit plus que cela. Je remarque enfin qu’en 1972 paraissent les travaux de Bergeret sur l’état-limite, soigneusement ignorés par ses confrères lacaniens, or ces travaux  révélaient sans ambages la nécessité de revenir à un examen minutieux des stades d’organisation pré-oedipienne, responsables de la dépression. Double aveuglement, et sur les leçons de la schizophrénie, et sur le sens de la dépression essentielle. Mais tout cela ne collait pas avec le sacro-saint dogme de la génitalité oedipienne, donc- poubelle !

Voilà donc le chantier qui s’ouvre devant moi. Intellectuellement je me sens fort débile et inapte à un tel travail. Mais j’ai pour moi la chance de vivre tout cela dans ma chair, aux confins du corps et de la pensée. Et comme je suis invinciblement curieux, et pas plus sot qu’un autre, je ferai comme j’ai toujours fait : mon corps et mon esprit seront mon laboratoire, et ma philosophie sera le résultat vivant d’une démarche courageuse et vivante.

IX

La métaphilosophie peut nous inspirer deux positions éthiques importantes .

Il n’existe aucune justification métaphysique possible de la structure objectale-hétérosexuelle, en tout cas de sa prévalence sociale et morale. Relativité généralisée. Donc d’autres structures sont possibles, à l’exclusion de celles qui heurtent directement la loi. Nous ne suivrons pas les Cyniques qui recommandaient l’inceste, l’anthropophagie et l’amour en direct. Nous n’aurons nulle indulgence pour la pédophilie, et en général pour les conduites de violence. N’est admissible qu’un comportement érotique qui respecte la liberté d’autrui. Cela dit il reste beaucoup de possibilités, ce que nul n’ignore. Là dessus nous n’inventons pas grand chose, et la plupart des gens ne nous pas attendus pour explorer d’autres voies, qui ont depuis longtemps perdu leur parfum de scandale, comme l’homosexualité, la bisexualité, le transsexualisme etc. Notre propos n’est pas de choquer, mais de libérer l’esprit des représentations anciennes, dévotes ou perverses qui ne vont pas sans un relent de culpabilité. Ou, pour le dire autrement, il faut libérer la sexualité en acte, mais surtout la pensée érotique, et lui rendre une sorte d’innocence païenne par la destructuration systématique des idées de valeur, de légitimité, de justification morale, religieuse ou naturaliste.

Remarquons sur ce dernier point combien la pensée religieuse se veut fondée hypocritement dans l’ordre dit « naturel ». La perversion est contre-nature- et contre Dieu –disent-ils, car n’est « naturel » que l’acte sexuel à fin de reproduction. Mais qui peut croire à une telle sottise, et croire en sus que Dieu et la « nature » seraient du même coté, celui de la moralité dévote ? La nature ne donne pas plus de norme naturelle que la religion ne donne de raison valable à ses dogmes. Le naturalisme peut aussi être une forme de religion.

Première conséquence éthique : métaphysiquement toutes les conduites érotiques se valent, également in-différentes et in-justiciables. La morale et le droit introduiront leurs limitations, que nous respecterons pour l’essentiel. Mais entre ces deux plans s’ouvre la question éthique. Lorsque j’ai le choix, que préférerai-je, puisque l’éthique est l’ordre du préférable à partir des données métaphysiques. Tout se vaut, donc je suis libre. Donc je peux explorer des voies nouvelles, à la condition de respecter la liberté d’autrui. Parmi les possibilités restantes, que choisirai-je, puisqu’on ne peut tout pratiquer en même temps, dans le même lieu, et qu’il faut bien choisir ? Métaphysiquement il n’y a aucun critère préférentiel. Mais sur le plan de l’éthique vivante il faut des critères. Ces critères ne sauraient être que personnels, et à ce titre, strictement indiscutables. Ni la morale, ni la religion, ni une prétendue normalité psychique n’ont à fixer une quelconque hiérarchie des valeurs. Ce qui compte ici c’est la pleine et entière innocence, la totale irresponsabilité de la conduite singulière.

Tel choisira la monogamie, tel autre l’homophilie, tel la perversion sans violence, et tel des conduites aberrantes sans effet sur autrui. Un autre choisira de ne pas fixer son comportement, agissant selon l’humeur et les accointances, et ainsi de suite. L’essentiel dans l’affaire n’est pas de multiplier les expériences et de tenir un propos outrancier ou provocateur. L’essentiel est de déculpabiliser tous ceux qui ne sont pas dans la sacro-sainte norme dominante, et de soutenir l’égalité éthique des conduites.

En particulier cette thèse vise à ruiner la conception freudo-lacanienne de la normalité psychique. La psychanalyse est venue au secours de la morale défaillante en inventant d’autres poncifs psychologiques, et ceux-ci, comme par hasard, se trouvent être les mêmes que les anciens : monogamie, primat du génital, hétérosexualité, valorisation du couple et du parentage, transmission symbolique de l’interdit, oedipianisation récurrente et tout le tremblement judéo-chrétien revisité et réactualisé. Freud et Lacan au secours de la religion et de la morale ! Revenons aux Grecs palsambleu ! Ils étaient moins timorés que nous, et surtout, surtout, ils ignoraient ce poison mortel de la culpabilité. Même le chaste et prudentissime Epicure a des accents d’amoralité qui glaceraient un psychanalyste, mais les psychanalystes, c’est bien connu, ne lisent pas Epicure, pas plus que les Cyniques ou les Pyrrhoniens.

Deuxième conséquence, et peut-être plus scandaleuse celle-là, c’est la liberté de mourir, à notre heure choisie, selon la modalité choisie, hors de tout devoir de vivre et de souffrir. Deux mille ans d’histoire nous ont convaincus que notre vie ne nous appartient pas, mais à Dieu (voire Socrate et les Chrétiens), ou au Prince, à la Patrie ( Faites des enfants qu’ils disent, c’est à dire de la chair à canon) ou à quelque cause admirable et juste. Le beau discours que voilà ! Eh bien, je soutiens moi, que ma vie n’appartient qu’à moi, et que j’ai la libre disposition de mon corps et de ma conscience, et que nul n’est habilité à me tenir un discours moral sur mes prétendus devoirs envers l’humanité. Si je me calfeutre dans ma couverture chauffée, si je respire comme un grabataire anodonte et scrofuleux, si je crache poumons et bile, je ne vois pas ce que l’ « humanité» peut encore exiger de moi ! Mais qu’on me foute la paix ! Je ne sens pas engagé par la parole de ces pleutres de bénitier ! Et j’aimerais qu’on me donne un seul argument pour justifier les épouvantables souffrances que l’on inflige aux incurables pour les maintenir en vie ! Ni le suicide ni l’euthanasie ne relèvent d’un jugement moral. Que la société légifère en la matière, cela peut se comprendre jusqu’à un certain point, mais que surgisse la cohorte des bien-pensants, des dévots, des fanatiques de la vie, des sectes et des « psychanakystes » c’en est trop ! Passe encore pour les religieux, on sait au moins à quoi s’attendre de leur part, mais que des thérapeutes supposés soigner la souffrance puisse refuser à l’homme ce qu’il accorde sans problème à l’animal, cela me renverse ! Un chien blessé a droit à la pitié. Un homme mourant, on le laisse gémir et pâtir comme un chien ! Superbe paradoxe de la charité !

Revenons à la sérénité philosophique. La vie ne vaut pas mieux que la mort. La naissance ne vaut pas mieux que l’extinction. Cela Bouddha nous l’a enseigné, mais qui voudrait s’en souvenir ? Epicure de son côté nous le dit à sa manière : « Il n’ y a pas de mal à ne pas être. » In-différence de nos opinions et de nos coutumes. Vanité et insignifiance de la vie, ce cas particulier de la mort éternelle. Mais la majorité des hommes est tellement obnubilée par le désir qu’elle prétend imposer ce même désir à ceux qui ne l’éprouvent pas. Toute mort leur est insupportable. Ils préfèrent vous voir écartelés par la souffrance plutôt que soulagés, à croire que votre mort est la leur ! L’intolérance morale relève d’un fanatisme narcissique sans mesure. On vous écartèle pour votre bien, c’est connu, et La Très Sainte Inquisition n’a fait qu’appliquer le principe avec la rigueur qui s’impose !

Décidément, Lucrèce  avait raison. La peste s’est répandu dans Athènes, et bien au-delà encore. Et plus que jamais la lumière grecque nous manque, et cette métaphilosophie militante et silencieuse qui seule témoigne encore d’une authentique humanité en ce siècle de cloportes !

X

Concluons : La métaphilosophie est la philosophie tragique, celle qui s’efforce d’assumer la vérité de l’existence en refusant toutes les consolations, toutes les facilités ordinaires, et qui, comme le fit Héraklès, prend l’exacte mesure du réel. Il en résulte une défiance invincible à l’égard des valeurs communes, des idéaux communs et du style de vie commun. En particulier, à l’égard de la conception traditionnelle de la normalité qui a retenu plus spécialement notre attention.

L’intuition centrale de nos travaux, c’est la vision de la Surface Absolue à laquelle il faut revenir sans cesse pour y épurer nos conceptions, y confronter notre expérience et affiner de la sorte notre manière de vivre. La première idée-force qui découle de cette intuition, c’est la rigoureuse immanence de tout ce qui existe, l’égalité de tous les phénomènes, la non différence de nature de toutes les choses, et par conséquent l’impossibilité d’établir une quelconque hiérarchie entre les processus innombrables qui s’entrecroisent dans ce tout qu’on appelle par convention « univers ».

C’est en ce point précis que nous rejoignons l’idée maîtresse de Pyrrhon : des choses on ne peut rien dire, tout discours qui prétend saisir une essence des choses est une supercherie, une galéjade, ou une chimère. Le langage n’est que convention à fin de communication sociale, et nullement un dépositaire du réel. Entre le symbolique (le langage) et le réel s’ouvre une béance infranchissable, même à la plus exigeante des sciences. Nous ne savons rien, ou si nous savons, ou ne savons pas que nous savons, incapables que nous sommes d’établir la moindre proposition, ou affirmative, ou négative : rien de trop, or, face au réel souverain la parole est de trop, sauf à établir sa définitive et inguérissable caducité.

Dès lors on peut joyeusement envoyer promener tous les rhéteurs, sophistes et boni-menteurs, tous les dogmes, toutes les églises, toutes les sectes, toutes les hypothèses et catéchèses, pour glisser dans la vacuité insondable de l‘apparaître, à jamais délivrés des problématiques futiles de l’être et du non-être, du vrai et du faux, du phénomène et du noumène, de l’avant et de l’après, du devant et du derrière, du haut et du bas. Immanence, surface plane sans épaisseur ni arrière-mondes, sans ciel et sans enfer, sans bien et sans mal. Vision sublime et innocente de l’éternellement inconnaissable en lequel l’esprit pourra s’ébattre de toute éternité. Liberté : comme le dit si bien Lucrèce, les murailles du monde se sont affaissées, et nul démon malfaisant ne pourra jamais les reconstruire. Délivrance, car quelle que soit ma douleur, et nul ne peut se dispenser des douleurs, la vision unitive est toujours ma vérité et mon salut. De cela nul ne peut me déposséder.

Bien sûr, cela ne suffit pas. Il faut bien vivre, donc choisir, préférer, refuser, approuver, s’orienter. On se moque traditionnellement de Pyrrhon, lui reprochant de se contredire dans les faits. Lui qui prône l’abstention du jugement, la non-préférence et l’équanimité n’a-t-il pas choisi de rejoindre Anaxarque dans l’armée d’Alexandre, n’a-t-il pas accepté la fonction éminente de grand prêtre d’Hadès ? A quoi il répondrait plaisamment qu’en toute affaire humaine, toutes choses étant égales par ailleurs, le mieux est encore de s’en remettre à la coutume, qui de valoir ce qu’elle vaut, ne vaut ni plus ni moins qu’une autre. : in-différence.

De là notre vibrant appel à la diversité, à la multiplicité des types de vie, des manières de penser, de sentir et d’agir. Pas de monopole, pas de cartel des sages. La vie du mendiant vaut celle de l’empereur – voire Diogène. Egalité des êtres sensibles, hommes dieux, animaux, plantes. Une seule nature universelle, mais une extraordinaire diversité de formes, de types, de configurations, de créations, d’innovations, monstrueuses ou sublimes, c’est du pareil au même, dans un registre qui exclut toute différenciation substantielle pour s’en tenir à la stricte égalité de nature. Un seul univers- même s’il s’avérait qu’il en existe des milliers, ils ne formeraient jamais qu’un seul et même Tout, une seule et même Nature, quelles que soient les innombrables disparités entre les phénomènes, de la particule isolée à la plus grande complexité imaginable. Différences de régime, de configurations, d’intensités, d’extensivités, jamais de nature. Ici le grain de sable est non-différent de la galaxie toute entière.

Pour ce qui est de l’éthique nous plaiderons de même pour la grande diversité de types. Non seulement la morale se voit étroitement relativisée, avec le droit et les coutumes, mais aussi les conceptions plus récentes issues des sciences de l’homme, et nommément de la psychanalyse. Nous refusons à quiconque le droit de légiférer en matière d’éthique, étant entendu que l’existence des morales conventionnelles suffit en gros à la conduite sociale, et qu’il est vain de vouloir imposer une éthique à quiconque n’en veut pas. L’éthique sera toujours une question de singularité. Elle interroge un certain type d’homme voué à la vérité et désireux de mener la vie bonne, quel qu’en soit le prix.

Pour nous donc nous refusons le concept de normalité, valable pour désigner les conduites sociales ordinaires, mais inepte et dangereux dans le domaine éthique. Diogène, Pyrrhon, Socrate, Epicure construisent leur éthique du sage. En quoi cela concerne-t-il la morale ? Socrate est condamné par la morale, en quoi cela concerne-t-il l’éthique ? On aurait pu condamner Diogène. On ne l’a pas fait. En quoi cela donnerait-il raison à Diogène ? Qui décidera de la valeur de Socrate ou de Diogène ? Sûrement pas le tribunal d’Athènes.      

Le sage respectera ou non la morale. Lui seul en décide. Et que la morale se débrouille. L’affaire du sage c’est l’éthique. Lui seul en décide. Qu’il en vive ou qu’il en meure, qui pourrait lui donner tort ?

Pluralité donc, et invention. Puisse notre société tolérer ces aventuriers de l’esprit, ces dérangeants, ces falsificateurs, ces démons du questionnement, ces lascars impénitents ou débraillés qui font la valeur de la vie. Après tout, la raison d’être de la société, sa finalité ultime, c’est de permettre et de favoriser ce luxe, ce gaspillage sublime de la liberté.

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Commentaires
I
De vous lire. De se lire aussi soi même.<br /> Moi, je souhaitais vous demander si vous exerciez en tant que psychiatre et ou psychothérapeute, et si c'est le cas, comment prendre contact avec vous?<br /> Je vous remercie de m'apporter une réponse.<br /> Bien cordialement,<br /> <br /> isabelle
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