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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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8 juin 2007

PHILOSOPHIE du BORDERLINE : Livre ii, CHAPITRE DEUX

 

LIVRE DEUX

 

 

CHAPITRE DEUX

 

DU NOYAU PSYCHOTIQUE

 

 

I

 

 

Mes bons amis ! Excusez-moi du peu, mais j’ai la conviction de sortir d’une bien mauvaise passe. Je suis comme ébloui, tout chancelant dans la petite lumière du matin, à la manière d’un convalescent perclus d’arthrose qui fait ses premiers pas dans le jardin bruissant et odorant de la clinique. J’ai mal à l’âme, je suis tout esbaudi et claudiquant, incertain du moindre pas comme si le sol allait immanquablement se dérober comme un tapis qu’on tire de sous vos pieds. Il y a de quoi ! J’ai vécu plusieurs semaines en reclus, et le monde extérieur s’était comme évanoui, volatilisé, pulvérisé. Lorsque je ne pouvais éviter de sortir dans la rue, je marchais comme un automate, lentement et gravement comme ces aveugles qui tâtent le sol de leur canne blanche, et s’assurent précautionneusement que la terre ne vient pas à manquer. J’avais constamment un voile blanc devant les yeux qui ne laissait pas d’évoquer la texture translucide d’un drap ou l’ombre évanescente de quelque fantôme intérieur. Et pour le dire plus crûment, je ne savais pas très bien si je marchais dans une rue réelle, dans une ville réelle, ou si je déambulais péripathétiquement dans le coton de mes rêves. Mais tout cela n’est qu’un mauvais souvenir. Incompréhensiblement, je déboule dans un monde neuf, un peu hésitant, un peu vaporeux et éthylique, mais assuré sans conteste de la réalité de mon corps, des objets divers qui m’environnent, et de la nature indiscutable de tout ce que je vois et que je touche.

 

Cette rupture est si nette, le contraste, si cinglant que je me demande si j’ai rêvé, si j’ai vécu sous l’emprise de quelque malin génie persécuteur, si je suis somnambule ou halluciné, ou victime à demi consentante de quelque machination diabolique. Mais les faits sont là. J’étais absent du monde, et le monde rejaillit soudain devant moi, bien réel, sensible, tangible, indiscutable. Je suis là dans un monde qui est là. Le monde et moi, nous sommes. Reste à me demander ce qui a bien pu m’arriver.

 

II

 

 

Ce n’est pas la première fois, loin de là, que m’arrive pareille mésaventure. Je suis de nature nettement cyclothymique, alternant assez régulièrement de l’euphorie vers la dépression, et l’inverse, selon une logique implacable dont le sens me reste opaque. Mais enfin, mes errements dans le pays des ombres n’avaient pas cette épouvantable gravité. Comme Orphée je suis hanté par les profondeurs, et j’estime que c’est un privilège du poète de voyager de la sorte d’un continent à l’autre, dans le légitime désir d’explorer ce qui échappe à la plupart des hommes. Je revenais de mes explorations un peu hébété, plus riche et plus incertain que jamais quant à la nature exacte de ce que nous nommons la réalité, ce qui me donnait une espèce de sagesse à la fois bienveillante et tragique. Je ne me sentais pas déréalisé, et je pouvais retrouver un équilibre relatif entre mes deux mondes, au prix, il est vrai, de quelques rétablissements acrobatiques. Mais cette fois ci, j’ai le sentiment d’une expérience d’une autre nature, d’une plongée infiniment plus radicale dans les eaux du Léthé, ou si l’on veut, dans les marécages de l’inaccessible. Comme dans les poèmes épiques de l’Antiquité, je suis allé de l’autre côté, et c’est miracle que j’ai pu en revenir sain et sauf.

 

« Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron » écrivait Nerval. Pour moi c’est la première fois, et je ne suis pas sûr de vouloir recommencer. Mais qui décide en pareille matière ?

 

D’une certaine manière, il n’est pire expérience que celle-ci. On sent vaciller son appartenance même à l’humanité commune, on n’est plus sûr de rien, ni du nom, ni de l’existence. On se sent happé dans je ne sais quel tourbillon. Tous les repères se dérobent. Les définitions révèlent leur inanité. Tout se dévoile enfin dans sa radicale caducité, et pour le dire avec Démocrite, l’esprit effaré découvre que tout ce que nous aimons ou haïssons n’est que convention, verbiage, fumée et poursuite du vent. Il y a quelque chose d’authentiquement mystique dans cette nouvelle vision, où les oppositions usuelles volent en éclat, au bénéfice douteux d’une révélation sans langage, d’un savoir sans concept. Et cette nouvelle vision est à la fois effroyable et salvatrice. Elle serait à recommander si nous avions la garantie de pouvoir en revenir, mais je sais bien des cas dramatiques où le voyage s’est arrêté dans le creux du tourbillon.

 

D’une certaine manière c’est le voyage de la vérité. Mais toute vérité n’est pas bonne à voir. Les Anciens ne manquaient jamais de recommander à l’aventureux une extrême prudence : « Cette vérité que tu cherches, à supposer que tu la trouves, ne te profitera guère ! Heureux si tu te tires indemne de cette galère ! » Nous ne sommes absolument pas outillés pour la vérité, qui est l’apanage des dieux, s’ils existent ! Etrangement, certains d’entre nous ne peuvent se résoudre à leur condition bornée et veulent franchir les colonnes d’Hercule. Evidemment je suis de ceux-là, je n’ai pas à en tirer vanité, mais c’est ainsi. Et finirais-je ma vie dans une béate ignorance que j’aurais le regret poignant de n’avoir rien tenté. A croire que le bonheur nous importe moins que le désir !

 

Le risque suprême, ce n’est pas la banale mort, c’est de basculer dans la folie. C’est à cette aune que l’on peut mesurer son courage.

 

 

III

 

 

Examinons l’hypothèse que voici : la distinction entre le normal et le pathologique, la névrose et la psychose, ne serait pas aussi nette que l’on veut bien dire. Elle ne serait vraiment opérationnelle qu’au niveau du comportement extérieur, les uns parvenant à peu près à assumer le conflit entre le désir et la réalité, les autres en étant incapables, exposés dès lors à la vindicte générale, exclus et vilipendés. Mais à examiner de plus près la structure inconsciente on s’apercevrait que les différences ne sont pas si nettes, chacun de nous possédant en quelque sorte au fond de son âme un noyau psychotique à peu près indéracinable, voire plusieurs, qui semblent dormir du sommeil du juste, mais qui peuvent se réveiller soudainement comme ces volcans réputés éteints, et balayer toute l’organisation apparente. Chez les uns le sommeil durera tant que dure la vie, chez d’autres le volcan fait irruption et emporte tout. Question de structuration psychique, mais aussi de chance, de rencontres et de hasards. Disons que dans ce domaine toute prédiction est à peu près impossible. Tel qui accumule les déboires et les malheurs de toute sorte résiste à tout, tel autre qui paraît inébranlable s’effondre sans raison apparente. Notre ignorance est à la mesure du réel.

 

Si cette hypothèse est fondée, il en découlerait une nouvelle conséquence pour l’analyse psychologique. En théorie il ne suffirait plus de traverser le fantasme, comme le recommande Lacan, il faudrait encore affronter en soi-même ce noyau psychotique, au risque de sombrer pour de bon, si l’on tient à faire le tour complet de la vie intérieure. Je ne sais s’il faut recommander une telle entreprise lorsqu’on voit que la traversée du fantasme, si aisée à concevoir, se révèle déjà en elle-même extrêmement périlleuse, et vouée la plupart du temps à l’échec. Combien de malheureux s’y sont risqués pour se voir en fin de compte dépouillés de toute vie psychique, réduits à une manière d’insensibilité catatonique, de stupeur hébétée, sans flamme ni passion, mentalisés à l’extrême, déréalisés et comme vidés de toute substance humaine ! Et l’on voudrait en plus nous faire rencontrer le noyau psychotique ! Pourquoi ne pas nous précipiter tout droit dans un trou noir ?

 

La question serait sans grand impact si elle ne m’assaillait comme une réalité vécue. Car enfin, qu’ai-je donc vécu là si ce n’est un espèce de plongée dans les marécages de la mélancolie ? On rétorquera, à juste titre d’ailleurs, que mon état était bien loin de figurer l’extrême souffrance, l’hébétude accablée, l’aphasie tragique de la mélancolie. Je ne me suis pas ratatiné dans la catatonie stuporeuse. Mais, en moindre, avec une intensité moindre, il s’agit bien d’un épisode mélancolique, la gravité du symptôme n’étant pas un indice décisif pour en juger. Rien ne justifiait, dans mon comportement extérieur, une mesure d’internement. Le risque suicidaire restait lui aussi plutôt modeste. Mais dans la forme structurelle rien ne séparait valablement mon état de celui du mélancolique. C’était une traversée, en mineur, du continent noir, avec les mêmes incertitudes et les mêmes périls.

 

Agé de plus de cinquante sept ans, je revivais en quelque sorte les toutes premières semaines de mon existence, retrouvant les tensions quasi insupportables de la relation orale à la mère, les fantasmes de dévoration, de persécution paranoïde, les projections hallucinatoires, les désirs de cannibalisme et de déchirements, les angoisses de morcellement, les terreurs de l’abandon, en un mot toute la galerie épouvantée de l’univers kleinien, cette horrifique situation de dépendance, de haine et d’amour du nourrisson à l’égard de l’objet maternel. Position schizoïde-paranoïde. Des fragments d’objets qui voyagent, comme éperdus, tiraillés et erratiques, du corps maternel vers l’univers intérieur, y composant des continents mobiles de terreur et de plaisir, et se projettant, déformés, hallucinés, sur la surface d’un corps sans véritable contour ni forme, dans un échange hideux d’organes mal dissociés, mal structurés, compénétrés et compénétrants,  mélange cloacal de sève, de sang et d’urine, univers mythologique des premières énergies indifférenciées, mal ajustées, et qui se livrent une guerre meurtrière de liaison et de déliaison. Mais la tonalité mélancolique, me direz-vous, où donc est-elle ? Elle est dans cette affreuse tristesse de l’objet  en voie de constitution, de séparation, de totalisation, et dont le premier indice est de se vivre comme déjà perdu, déjà cruellement absent, récupéré dans le moment même du don, donné pour être retiré. La constitution de l’image unifiée du corps maternel est déjà sa perte, sa chute-hors, sa déjection et sa déchéance. L’objet ne se constitue que de se perdre, et de tomber en dehors. Ob-jection, ab-jection, dé-jection.

 

Pourquoi parler de noyau psychotique ? C’est que l’objet, d’une certaine manière, ne s’était jamais vraiment constitué, et précisément, pour éviter au sujet de vivre la perte. Comme si l’inconscient avait raisonné de la manière suivante : j’ai des fragments de corps maternel, je possède des bouts d’un sein qui est tantôt bon, tantôt mauvais, mais enfin j’ai quelque chose, même si ce quelque chose est ambivalent, absolument idéal, et souvent persécuteur, malfaisant et destructeur, mais enfin il est quelquefois bon, et que serais-je, que deviendrais-je, si je perdais ce petit quelque chose qui est à moi, qui est moi ? Je disparaîtrais, je m’évanouirais, je tomberais en morceaux. Plutôt un mauvais objet, plutôt un objet terrifiant et qui me détruit que pas d’objet du tout ! Et c’est ainsi que le « pré-sujet » se rétracte dans une position défensive, freine des quatre fers. Cet objet qui l’étouffe et le tue, cet objet passionnel et passionnément haï, il le garde comme son bien le plus précieux, il s’en nourrit et s’en abreuve, jusqu’à la lie, jusqu’à la mort.

 

Et c’est ainsi que la position mélancolique bloque toute constitution authentique de l’objet complet, que pourtant il a déjà constitué, mais qu’il s’efforcera de dénier, de démanteler, de forclore, pour n’avoir pas à en faire le deuil.

 

Tout cela m’apparaît assez clairement aujourd’hui, pour en avoir expérimenté l’amère et troublante vérité.

 

IV

 

Elaborer la position dépressive, telle est la leçon kleinienne. Qu’est-ce à dire ? Cela signifie qu’il faut cesser de revenir en arrière, de faire demi tour, de se lover dans les marécages de la haine-amour et de l’amour-haine, dans la répétitive alternance du trop près et du trop loin, de l’objet comblant et destructeur, de la fusion et de la répulsion, tous allers retours pathogènes et sans issue. Au bord de la coupe mes lèvres tremblent, et je ne sais si je dois ou non goûter de cet étrange breuvage. Le noyau de la mélancolie est dans cette contradiction interne : je sais que l’objet maternel est total, complet par soi, séparé de moi, à jamais à distance et irrécupérable. Je le sais, mais je ne veux pas le savoir. Et cela suffit déjà pour faire de la mélancolie autre chose qu’une psychose au sens strict. Car le mélancolique est déjà parvenu à l’élaboration d’une position subjective séparée, mais il fait un déni massif, et c’est là qu’il fait erreur. Quelque chose en lui refuse l’évidence, et il se cramponne sans espoir à une position paranoïde déjà largement dépassée. Sans cesse il récupère l’objet, puis le perd à nouveau pour le récupérer encore, et cela sans fin, à moins que la mort ne vienne le délivrer enfin de ce funeste combat de Tantale.

 

La psychiatrie classique n’était pas toujours pessimiste quant à l’issue de la crise mélancolique. On a observé de nombreux cas de guérison spontanée, à côté, il est vrai de ratés suicidaires et de récurrences interminables. C’est que la mélancolie, si elle évolue spontanément, se termine par une abréaction expulsive, de type anal, comme si l’objet, longtemps contenu, finissait son existence dans une déjection imaginaire salvatrice et définitive. C’est du moins la thèse de Karl Abraham, et elle ne manque pas de cohérence. S’il en est bien ainsi, l’adulte finit par réaliser cet exploit, ce travail herculéen, qu’enfant il n’avait pu mener à bien. Dès lors on peut dire qu’a été pleinement réalisée la position dépressive, avec détachement de l’objet et affirmation de la libre subjectivité. Dès lors il existe, dans l’inconscient du sujet, un espace de liberté, un « vide » susceptible de faire jouer une pluralité de désirs, hors de l’orbe maternel. La quête du tiers peut commencer. Un monde externe profile ses attraits et ses charmes. Des objets, multiples, variés et changeants, peuvent solliciter enfin l’attention d’un sujet jusque là enfermé dans les limbes de la relation dyadique.

 

Je suis sur les bords d’un volcan. Je regarde derrière moi, et je ne vois que la fumée acre, la lave et les torrents de feu. Et je devine,  au delà de cet écran noirâtre, une interminable coulée vers les profondeurs de la terre. Je sais ce qui se vit et se dé-vit dans cet enfer de boue, de cendres et de sang. J’ai connu le temps mort, le mort temps du hors-temps

 

 

 

 

 

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