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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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26 août 2011

L' Heure de la SENSATION VRAIE : LUCRECE

C'est la sensation qui nous fait éprouver au plus proche la présence indiscutable des corps, et du même mouvement notre plus intime corporéité. Corps à corps, corps mêlés, entrechoc et contact, heurt ou caresse, évidence sensible :

     "Le toucher, ô sainte puissance des dieux, le toucher

     Est le sens suprême du corps, soit qu'une chose s'y glisse

     De l'extérieur, soit qu'un élément interne le blesse

     Ou le réjouisse en sortant par l'acte fécond de Vénus,

     Soit qu'après un choc, troublés dans le corps même,

     Les atomes se heurtent et confondent les sensations ..."

Le toucher (tactus) est le roi de tous les sens, premier par le rang, modèle de tous les autres. Les autres, en effet, ne sont que toucher à distance, comme la vue, l'odorat et l'ouïe. Ici la distance est de l'ordre du minimum sensible : coïcidence du sentant et du senti, coprésence de l'agent et du patient. Si ma main touche l'épaule, qui est l'agent, qui le patient, si le processus est parfaitement réversible, l'épaule touchant la main, indissolublement? Pouvons-nous même parler encore de l'opposition classique du sujet et de l'objet, du connaissant et du connu? Est-ce la main qui connaît l'épaule ou l'épaule qui connaît la main? Et moi, dans tout cela, est-il bien nécessaire de poser encore un moi qui serait affecté, si ce moi n'est que la somme des processus de passion et d'action?

Nous ne sommes pas vraiment dans une théorie de la connaissance. Epicure ne parle nulle part d'une Logique, mais d'une Canonique. La différence n'est pas scolaire, elle exprime un choix philosophique : ce n'est pas le logos qui est principe (Logique), mais c'est la sensation, et le tout est de bien se servir de la sensation. La Canonique est l'art des critères. Or le critère c'est la sensation. Se rendre disponible, intégralement, à la juste plénitude de la sensation, voilà l'"esthétique" épicurienne.

On remarquera, dans ces vers de Lucrèce, une attention inédite aux sensations internes. "Soit qu'une chose s'y glisse (dans le corps) de l'extérieur" : les effets de surface et les effets de profondeur. "Soit qu'un élément interne le blesse" : douleur des profondeurs. "Ou le réjouisse en sortant" : émanations, éjaculations, expressions sensitives, sensuelles et affectives. "Soit qu'après un choc, troublés dans le corps même, les atomes se heurtent et confondent les sensations" : ébranlements, tornades, tourbillons, mélange des sensations. Surfaces et profondeurs mêlées, indistinctes dans cet orage où le dehors et le dedans confondent leurs limites, abolissent leurs frontières conventionnelles. La sensation est vraie, aussi vraie que la douleur et le plaisir qui poinçonnent notre chair. Critères du vrai.

Je pense qu'on ne saisit pas bien l'originalité de cette démarche tant qu'on reste prisonnier de la conception ordinaire qui oppose le sujet à l'objet. Ce qui effectue la stimulation sensorielle n'est pas à proprement parler un objet, c'est un stimulus, un corps agissant sur un corps, ou sur un fragment de corps, une surface sensible, qu'elle soit externe (la peau) ou interne (un organe). De même la catégorie de sujet ne convient pas davantage : c'est une surface sensible qui reçoit, qui est affectée, sans qu'il soit nécessaire de poser un moi global ou connaissant. Ce n'est qu'en second lieu, dans un acte réflexif de recollection qu'un "moi" opère la synthèse, et pense ce qui est déjà arrivé, interprète, et bien souvent se trompe. Penser c'est déjà trahir l'évidence absolue du premier moment. Aussi faut-il se garder de trop penser, et surtout de penser-avant, d'anticiper. Certes la pensée n'est pas inutile, mais elle ne livre que le déjà éprouvé, sous formes d'image (phantasma) recollectionnante, et bien souvent elle s'en va délirer en créant de fausses représentations (phantasmoi), inventant des êtres hybrides, des monstres fabuleux, des créatures mythologiques. Ainsi naissent ces chimères qui peuplent nos rêves et alimentent nos terreurs.

La sensation est la mal aimée de la philosophie. Toute la tradition, de Platon à Descartes, s'acharne à la réduire, la mal-dire, la maudire comme folle du logis, force féminine, indocile et séditieuse. C'est qu'il pensent de même du corps, "prison de l'âme", charnier putride de la déréliction. Mais l'épicurisme ignore superbement ces rancoeurs de prêtres, ces indignations et ces ressassements. Ici, point de haine, pont de culpabilité. Le corps existe, et d'ailleurs tout est corps. Rejetez le corps, vous détruisez tout, et le monde, et la nature et vous-mêmes!

L'heure de la sensation vraie! Mais cette heure est de toutes les heures, il suffit de toucher votre main, la corolle d'une rose, de caresser votre chien, et la totalité de l'univers vous accueille, sur l'heure!

  

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