De la NECCESSITE du DEPLAISIR : isonomie psychique
Les Epicuriens ont établi le principe d'isonomie : dans l'univers considéré comme somme de toutes les sommes (summa summarum) on peut toujours observer des mutations, destructions et liaisons locales. Mais le Tout n'en est pas affecté. Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme. Le Tout est constant dans sa masse énergétique, alors même que rien n'est stable, ni dans les galaxies, ni dans les systèmes stellaires, ni dans la l'atmosphère, la végétation, la faune et les relations humaines. Si l'on refuse ce principe on aboutit à une extravagance théorique. Imaginer une perte de quantité atomique c'est penser que l'univers se serait vidé de toute substance et serait retourné au néant. Il est de même impensable de construire le modèle d'une création ex nihilo : d'où viendraient la matière, l'énergie et la somme des forces constitutives? Egalite à soi du Tout, transformation infinie des parties, c'est la seule logique recevable. (Epicure : Lettre à Hérodote, sur l'univers).
Je rêve de transposer ce modèle dans la vie psychique. Concevoir une sorte de régulation holistique des forces, tensions, pulsions, résistances dans la psychè, tout en observant évidemment d'infinies dérives, de multiples déplacements, renversements et mutations "locales". A vrai dire l'idée n'est pas absolument neuve. En créant le principe de plaisir-déplaisir Freud introduisait une sorte de constance dans les affects et les motions de désir. L'appareil psychique serait constitué de manière à réduire les tensions et à les ramener à un niveau supportable. Donc, si la décharge procure le plaisir de la détente, il est nécessaire aussi que cette décharge n'excède pas une certaine limite. A l'inverse, quand la tension est excessive, le sujet trouve toujours quelque expédient (réel, imaginaire ou symbolique) pour réduire la douleur. En somme le principe de plaisir-déplaisir est une sorte de garde-fou qui gère l'expérience de plaisir entre le trop et le pas assez. De la sorte la santé est globalement préservée.
On peut faire une observation semblable au sujet des symptômes. Le sujet ne cesse de se plaindre de sa douleur, demande assistance et secours pour qu'on l'en débarasse. Or que voit-on? A peine soulagé, le sujet se précipite dans un autre symptôme, ou parfois le même, entamant une sorte de course métonymique où la régulation des symptômes présente une forte analogie avec celle du plaisir. A croire que plaisir et symptôme sont liés, à moins qu'ils ne soient que deux versants de la même réalité psychique. Tel sujet "guéri" par l'analyse s'empresse de se concocter un bon cancer, à moins que ce ne soit une solide dépression. Ne voulait-il donc pas guérir? Mais guérir de quoi? On se plaint du symptôme mais on le chouchoute comme un animal de compagnie. Il a son utilité, ne serait-ce que de se sentir vivant. Tel garçon de café me déclare tout de go : "Je ne peux travailler que dans le stress. Sinon je ne fais plus rien et je déprime". Celui-ci, au moins, est conscient d'une certaine nécessité intérieure, pathologique tant qu'on voudra, mais qui a manifestement sa "necessité". Guérissez-le, vous le tuez, à moins qu'il puisse inventer un autre mode de fonctionnement qui lui évite la solution dépressive. Isonomie : il faut une certaine quantité de désagrément pour que l'agrément devienne perceptible.
Schopenhauer, dans la même veine, avait noté avec subtilité qu'il souffrait d'innombrables phobies, dans une complexion globalement anxieuse. Quand il trouvait enfin une solution à un problème, il goûtait quelques instants de répit, presque aussitôt pollués par une nouvelle préoccupation. Il en conclut que pour assurer l'équilibre global - douloureux mais vivable - il avait besoin de se trouver sans fin de nouveaux objets de déplaisir, qu'il écartait de son mieux pour en inventer d'autres. Isonomie.
Dans les grandes passions amoureuses on caresse le rêve d'une satisfaction absolue, sans nuages, éternelle. "Amour, toujours". On croit sortir enfin du cycle pénible de l'alternance de plaisir et de déplaisir, rompre le cercle du Samsäâra, vivre de la vie divine. Remarquons simplement que cela ne dure jamais. Bien vite les amants retombent dans le cycle. On rompt. On espère trouver ailleurs le bon objet. On se réaccoquine ailleurs. Et ça recommence. On peut s'en plaindre et injurier le sort. On peut aussi constater que la vie conjugale ne se peut vivre qu'avec un coefficient donné de désagrément. Qu'en somme un des rôles, fort méconnu, du conjoint, est d'assurer au sujet une certaine somme de déplaisir, grâce à quoi l'équilibre est assuré. Passion et vie commune sont diamétralement opposés dans leur logique respective.
En radicalisant cette idée on pourra soutenir sans honte que l'homme redoute le bonheur bien plus qu'il ne l'espère. A la lumière de ce principe, assez décourageant je vous l'accorde, on saisit mieux le comportement contradictoire des humains, qui recherchent ce qu'ils ne veulent pas et refusent ce qu'ils veulent. C'est tout l'intérêt du principe d'isonomie de rendre compréhensible ce rapport subtil entre plaisir et déplaisir, bonheur et malheur, satisfaction et déception, passion et dépression, sérénité et confusion, paix et guerre.
Bien entendu, il reste la terrible et légitime tentation de faire sauter les limites. Et l'on va se jeter dans l'excès, l'extrême, voire au delà. A la différence des atomes et des agrégats atomiques qui ne désirent ni ne veulent, l'être humain s'impatiente et piaffe devant l'obstacle. Il veut aller y voir. Et bien soit. Qu'il y aille! Et que signifierait le fait de ne jamais y aller? De toute manière, quand le principe de plaisir est bafoué, c'est le réel qui nous rattrappe. En dernière instance l'isonomie s'applique toujours, jusque dans ses apparentes défaillances. L'homme reste, en toute rigueur, et dans son illusoire liberté même, un élément parmi d'autres de la nature universelle.