EPICURE , ENCORE, POUR L' ANNEE NOUVELLE
Si l'on demandait quel peut bien être le sens de la philosophie on pourrait trouver une réponse dans Epicure, à la fois complète et interrogative.
Le sens se décline en français selon trois modes : le sens sensoriel (les sens internes et externes), la direction (le sens de la marche) et la signification (le sens des mots, le sens d'une démarche).
Pour le premier, Epicure est extrêmement clair : la sensation est le contact direct (le toucher, le goût) et indirect (la vision, l'audition, l'olfaction) avec la réalité sensible. C'est le critère du vrai - si l'on pose que le vrai est l'expérience sensible elle-même. Aussi Epicure déclare-t-il que les sensations ne ne trompent pas, elles sont effectives, réelles en ce qu'elles génèrent, par le contact, une impression (phantasia) elle-même vécue comme affect plaisant, douloureux ou neutre. Cet affect ne peut être contesté en tant que tel : il est garant de l'expérience, comme rencontre du subjetif et de l'objectif, du corps propre et du corps de l'objet. Cette rencontre s'appelle phantasma : modification sensible du corps sensible. Reste la question difficile du traitement que la pensée fera du phantasma : par la répétition de l'expérience, sa vérification continuée, on pourra procéder à sa validation ou à son invalidation. Exemple : je suis frappé de la vue d'un objet allongé au sol, simple constat empirique, vérité de la sensation. Travail d'interprétation : je forge l'image d'un serpent. Puis, m'approchant, je ne vois rien d'autre qu'un bâton. Je rectifie le jugement, constatant que si la sensation était vraie (il y a bien un "quelque chose" qui a frappé ma rétine), c'est l'imagination qui m'a trompé. Je rétablis la vérité de l'expérience par une adéquation de la sensation et de la perception corrigée. Si maintenant je me laisse aller à des rêveries, des constructions mentales, des élucubrations imaginantes je forgerai des monstres, des licornes, des combinaisons fantastiques : phantasmos, et non plus phantasma. Le phantasma confirme l'adéquation de la sensation et du jugement, le phantasmos se dégage de la vérification et se libère dans un imaginaire débridé. Moralité : accepter l'expérience sensible comme vraie, la vérifier par la perception rationnelle, et ainsi se laisser guider par la nature vers une perception adéquate de la réalité. Tout savoir procède de la sensation, mais ne s'épuise pas en elle. L'erreur est possible, mais elle n'est pas le fait de la sensation en tant que telle. C'est l'effet d'une mauvaise interprétation. Revenir au sensible, telle est la leçon première d'Epicure.
Quelle est la direction de la marche ? C'est la nature qui nous guide : éviter la douleur, suivre la voie naturelle du plaisir, comme "début et fin de la vie heureuse". C'est la sensation, encore, qui fournit un critère : on préfère spontanément le plaisir comme adéquation du corps propre au corps externe, mais cette adéquation est contrariée par mille facteurs de trouble, qu'il importe d'identifier pour construire une sagesse pratique. Ici encore c'est l'imagination, la fausse opinion sur les choses, l'erreur du jugement qui est source du plus grand mal. Imaginer par exemple que le plaisir est infini, alors que la nature borne les potentialités de l'organisme, marquant toute chose du sceau de la finité. D'où le rejet des "politiques" de croissance indéfinie, des illusions de toute puissance, de l'ambition déchaînée, du rêve de jouissance illimitée etc. Le jugement doit se corriger, se rectifier par l'étude précise et rationnelle de la nature. Physio-logie, au sens propre : étude de la nature. Si la sensation fournit le critère de l'agréable et du désagréable il importe de brider la démesure du phantasmos, de l'imagination qui rêve d'illimité, à l'encontre des lois de nature qui partout marquent la borne de notre puissance. La direction est clairement indiquée : à chacun de voir s'il désire la démesure ou la mesure.
Dès lors la signification du philosopher se dégage d'elle-même. Philosopher c'est examiner la nature, en expliciter la structure et la loi, montrer la composition et l'organisation des choses et des êtres (les atomes et le vide, les corps comme agglomérats, l'équilibre relatif, les lois d'accroissement et de décroissement, l'illimité du Tout et le limité des combinaisons éphémères). De ce savoir on fera le préalable de toute éthique possible : gestion du désir, équilibre vital ( aponie et ataraxie), équanimité, sagesse et amitié philosophiques, et le Jardin enfin comme lieu physique et symbolique du sum-philosophein.
Tout cela s'articule rigoureusement, et bellement. L'épicurisme tout entier repose sur un pari dont les termes peuvent interroger le Moderne, à savoir qu'il doit y avoir une conjonction finale de la vérité et du bonheur. Pour Epicure c'est la méditation du vrai qui conduit au bonheur, le sage étant à la fois celui qui sait la vérité et qui réalise les conditions de la félicité. En cela Epicure prétend dépasser le tragique, le rendre vivable et gérable, alors que toute sa pensée se base sur le tragique lui-même : quoi de plus tragique qu'un univers sans raison, sans finalité, sans signification, sans direction divine, sans origine et sans fin, où l'homme est en quelque sorte abandonné ( Protagoras est passé par là, et Démocrite avant lui). Pourtant, si l'univers est sans signification, si les dieux bienheureux n'ont aucun souci de nous, si la mort enfin est la fin absolue, Epicure, avec tout cela, affirme que l'homme a les ressources, à la fois de savoir la vérité, de l'assumer sans réserve, et de construire les conditions d'une vie bonne et belle, sans verser dans la religion, le mythe ou l'idéologie politique. Gageure formidable, et admirable, qui mérite à jamais le respect et la considération des hommes.