Du FONDEMENT, méditation
Ante Scriptum : Spinoza demandait que l'on méditât la vie et non la mort. L'intention en est belle, mais comment séparer ce qui est joint en nature et nécessité? Cher Lecteur, si le propos de méditer cela te rebutte, passe outre gaillardement. Tu trouveras en d'autres textes de quoi alimenter ton goût de vivre.
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Lorsque la mort vous frôle de son aile noire - accident, maladie grave, opération chirurgicale, décès d'un proche et autres occurrences funestes - il se produit un basculement extraordinaire qui emporte toutes vos précédentes certitudes, fait éclater vos opinions les plus chères, et ruine vos anciens attachements. Que reste-t-il de vos ambitions d'hier, de vos projets, que devient ce sentiment si familier des choses familères, que devient la confiance spontanée qui vous attache à la vie, à la perpétuation de la vie? Tout, soudain, devient étrange, presque inquiétant, menaçant même : nous croyions connaître les choses, nous imaginions pouvoir compter sur une paisible répétition, et voilà que les choses dressent une arête d'étrangeté entre elles et nous, une pointe d'hostilité incompréhensible, comme si soudain nous étions chassés de notre propre monde. Et c'est le corps, le corps douloureux, le corps indocile qui nous ramène à lui, à lui seul, et le voilà qui occupe tout l'espace, mange toute la pensée, la ramenant violemment au souci misérable d'une chair blessée. Ah qu'il est terrible de n'être plus qu'un corps, de n'être que la perception aiguë d'un corps, réduit à la présence omniprésente d'un corps qui plus que jamais est votre propre corps.
Que reste-t-il quand tout se défait, opinions, croyances, valeurs, sentiments, et que la perception elle-même s'en va de son côté, échappant à tout contrôle, comme prise de folie?
On dira, assez sottement, il reste la vie : il faut bien être vivant pour éprouver tout cela. Certes, mais cela suffit-il à faire de la vie le fondement de valeur indiscutable? Il en est qui souhaitent mourir, qui se laissent tout doucement glisser dans le liceul, et adieu la compagnie. D'autres refusent de vivre dans l'esclavage, se précipitant sous le feu de l'ennemi. C'est assez dire que la vie en elle-même n'est pas forcément la valeur fondamentale. Encore une fois - que reste-t-il quand tout s'en va?
Se voyant partir en petits bouts Montaigne décide de se resserrer sur l'expérience du plaisir, de le faire d'autant plus conscient et aigu que sa durée est incertaine. Ce programme est alléchant, mais il suppose un minimum de santé, une capacité préservée de sentir et de goûter. Mais si le goût s'étiole, que la sensation s'amolisse, qu'une écoeurante fadeur emporte tout plaisir? La qualité du plaisir est liée à la qualité de la vie. Le second argument se raméne au premier.
Il reste l'attachement à nos proches, à nos amours, à nos amis, le souvenir de moments merveilleux, et rien ne peut faire que ce qui a été n'ait pas été. Rien ni personne ne peut nous enlever la grâce et la beauté que nous avons cultivée en nous et hors de nous. Cela reste, mais cela s'en va aussi, puisque nous nous en allons. Nous emportons avec nous le mystère de notre destinée, avec ses splendeurs et ses misères. D'une certaine manière nous mourons en rejoignant la source de tous nos amours, de tous nos désirs, nous fondant enfin dans l'origine absolue dont nous nous sommes momentanément détachés. La vie, dans son déclin, consomme la boucle fatale qui nous ramène au point de départ. "Du berceau à la tombe...". Les Trois Grâces : la mère, l'épouse, la mort, pour finir n'en font qu'une, comme les Trois Fileuses de la mythologie.
Une immense nostalgie peut nous saisir en ces instants de méditation : n'ai-je vécu que pour me séparer sans cesse de ce que j'aime, le ciel d'enfance, les enjouements d'adolescent, les fièvres poétiques, le plaisir de la saine activité d'adulte, la sérénité de la pensée, les saisons qui vont et viennent, la nature étoilée, et les amis, et tout ce qui est beau et riche de par le monde? Vivre n'est-il qu'une perpétuelle déchirure, qu'un inévitable étiolement, qu'une course à rebours, dont le terme se confond avec le début, une boucle qui semble indéfiniment ouverte, dans les premières années, et qui se referme lentement, inéluctablement, vous enserrant à la fin dans son étreinte de fer? Comment imaginer un instant qu'il y ait une quelconque logique à cette mascarade, une finalité, une raison supérieure, ou tout simplement une utilité? Les dévots de tout poil vont nous chercher quelque obscure transcendance pour y accrocher une raison de vivre, une justification, un idéal, mais qu'est-ce là si ce n'est illusion, illusion encore et toujours, rage de sens et désespoir? Je les envierais presque, si je ne les trouvais pitoyables!
C'est à cette aune qu'il faut mesurer toutes les augustes leçons de la philosophie, et faire le tri entre farcissures et vérité. Combien de baudruches savantes qui explosent, et combien de sentences qui sonnent vrai? Que reste-t-il à l'heure grave des ultimes décisions?
De ma vie il ne restera manifestement pas grand chose, quelques mois à vivre, peut-être, si j'en réchappe encore une fois. Dans quelques jours, si je vais mieux, j'oublierai ces graves pensers, mais pas tout à fait, car ce qui est pensé ici ne peut s'effacer complètement. Et dans quelques mois je les retrouverai forcément, avec une acuité nouvelle. Disons qu'au fil du temps les racines de la croyance se font plus rachitiques, elles cèdent plus volontiers devant l'acuité des faits. Cela vous éloigne d'autant du monde ordinaire des vivants et de ses discours de parade. Vous vous resserrez sur l'essentiel. Mais lequel? Juste cette idée invincible que si votre propre vie est quasi finie elle suffit encore à sentir le fondement naturel, universel, qui, lui, ne vient ni ne part, et qui nous recueillera.