JOURNAL : du temps vécu
Qu'est ce que le temps vécu? Manifestement il n' a rien à voir avec le temps mathématique. Le présent y figure comme un point abstrait, sans épaisseur ni contenu, entre le passé et l'avenir. Le temps psychique à l'inverse, n'est pas rectiligne. Le passé n'est jamais réellement passé, il agit en sourdine, il réapparaît parfois sous la forme d'un rêve, d'un souvenir, d'une obscure réminiscence. Il agit encore, il conditionne une part énorme de notre destinée. Et en un sens un peu déterministe il est notre être lui-même. On peut dire que nous sommes notre passé, avec en plus cette faculté au moins théorique d'infléchir la courbe, de rompre le cercle du Samsâra, d' opérer un "clinamen", une déclinaison, un petit pas de côté, et parfois, brusquement, une véritable révolution. Le passé est, et n'est pas, s'il est mobile, lui-même soumis à l'impermanence, au remaniement, à l'oubli, au déni, à la falsification, à la réévaluation critique. Autrement cela serait désespérant et aucune thérapie n'aurait de sens, et la philosphie pas davantage. Il faut parier sur la possiblité de la mobilité, donc sur l'impermanence. C'est ce que faisaient les Epicuriens qui se proposaient justement de nous délivrer de la chaîne de la répétition par la connaissance et l'exercice assidu de la pensée. Mais pour changer le sens du passé il faut évidemment le connaître, et là nous rencontrons de terribles obstacles : refoulement, clivage, déni psychotique, isolation, formations réactionnelles. Il faut renoncer de fait à l'idée d'une re-connaissance intégrale du passé. Celui-ci est fortement modelé par le langage, et le langage apparaît si tardivement dans l'histoire du sujet qu'une immense expérience prélinguistique, présymbolique, voire sémiotique et psychocorporelle nous reste à peu totalement inaccessible. D'où les impasses de la psychanalyse courante qui travaille essentiellemnt avec le symbolique (le langage conscient et inconscient ). Mais la couche plus ancienne est si profondément inscrite dans les cellules du corps, dans la mémoire des muscles, des ligaments et des tissus ( ex maladies neuromusculaires) qu'on ne sait comment les traiter, la chimie elle-même ne parvenant pas toujours à atteindre les "noeuds neuropsychiques" de la souffrance. Demandez à un fibromyalgique ce qu'il éprouve dans sa vie quotidienne.
J'en conclus que le passé n'est accessible qu'en partie et qu'il faut trouver dans le présent même des recours indépendants, autonomes et inventifs : ne plus voir le présent sous l'éclairage obscurcissant du passé, inventer de nouveaux modèles de comportements, trouver de nouvelles sources de plaisir, refuser le discours doloriste et toxique, se détourner volontairement de ce qui nuit, préférer un film gai à un film triste, ne plus se croire obligé de tout regarder, de tout comprendre et de se morfondre dans l'attente de la déflagration universelle. J'ai cherché une philosophie qui soit vraie dans tous les cas : si tout continue dans la noirceur commune et va à la mort, aucune importance puisque de toute façon il faut mourir ; donc soyons épicuriens. Si à l'inverse les choses s'arrangent, si l'humanité fait le saut décisif vers la raison, soyons épicuriens. En clair, pas besoin du pari de Pascal. L'épicurisme est vrai dans tous les cas de figure.
J'en reviens à la conscience du présent. Je suis depuis quelques années affligé d'une singulière pathologie qui fait que ma mémoire semble se déliter, les faits les plus récents étant comme éffacés - à moins qu'ils ne se soient jamais inscrits, par une sorte de négligence perceptive, d'inattention existentielle, de détournement psychique quasi absolu. Je me fais souvent l'impression d'être un parfait idiot, et je surprends des sourires entendus et vaguement complices dans mon entourage : "On vous l'avait bien dit. Il perd un peu la tête. Il vit ailleurs". Ce n'est pas entièrement faux. Je crois bien que je vis décalé, en retrait, ou de côté, distrait incorrigible et inéducable. C'est comme si le présent s'était en quelque sorte détaché du passé et que le continuum ordinaire du temps qui assure l'adaptation s'était rompu. Il en va d'ailleurs de même pour le futur, comme si ce mot avait perdu toute signification. Le futur m'est devenu irreprésentable, inconcevable. Il se réduit au repas que je prendrai dans une heure, et quant à savoir ce que je ferai demain la question m'angoisse, me choque, m'indispose plus qu'autre chose. Je suis dans une sorte de rien ; rien du passé proche, rien de l'avenir. Rien que ce moment où je suis et qui semble déconnecté de tout. En clair je suis devenu un inadapté social, à tout points de vue. Et pourtant cet état singulier n' a rien de déplaisant. Si l'on se place à un autre point de vue que social et conventionnel, si l'on veut bien passer sur mes maladtresses, mes oublis, mes égarements et mes inopportunités, si l'on peut se placer de mon propre point de vue (moi je ne puis plus faire autrement) on pourra peut-être, avec beaucoup d'indulgence, estimer que je suis devenu un pur présent, une sorte de point à la fois parfaitement immobile - je ne suis pas ailleurs qu'ici et maintenant - et mobile - puisque j'accompagne le mouvement du temps intérieur et ne cesse de passer, de glisser dans le déploiement éternel du temps. En termes mythologiques : je suis malade en Chronos et parfaitement sain d'esprit en Aïon. Changement de plan. Cela dit, c'est assez difficile à vivre en société. Par chance j'ai pu acquérir par mon travail de quoi vivre décemment et je vis à l'abri du besoin. sans quoi je ferais peut-être un de ces inadaptés qui traînent par les rues, sans feu ni lieu, comme on en voit tant dans cette triste époque d'injustice et de barbarie sociale. Autrefois les temples accueillaient les mal-lotis. Aujourd'hui ils meurent de froid quand ils ne peuvent supporter les conditions pitoyables des lieux dits d'"accueil". Il ne faut compter sur personne. Je n'ai d'autre choix que de continuer la voie qui s'est ouverte pour moi. Et tant que la raison accompagnera cette étrange aventure je n'ai rien à craindre.