POIETOLOGIE

La poésie est une pratique, au même titre que les autres arts. En même temps elle occupe une place particulière du fait qu'elle est faite de mots, en non de sons ou de marbre ou de peinture à l'huile, ce qui la fait ranger habituellement parmi les genres littéraires, et à proximité immédiate de la philosophie, sa cousine en histoire culturelle. La poésie, qui jouissait d'un immense prestige chez les Grecs (Homère n'est-il pas le fondateur absolu de leur culture?) est aujourd'hui à peu près absente du champ culturel, sans parler de son insignifiance marchande. On cite de ci de là des poètes que nul ne lit. Et la plupart des poètes se survivent à eux mêmes dans une sorte de désolation frisant le désespoir. Autant dire que son influence est à peu près nulle. "Pourquoi des poètes en ces temps de détresse?" demandait déjà Hölderlin voici deux cent ans.

Cela dit la poésie peut exercer une sorte d'action souterraine sur les esprits éveillés, qui en répercuteront toujours quelque écho dans les autres genres littéraires. La poésie n'est plus l'éducatrice d'une société, mais la philosophie pas davantage. Leur cousinage historique se vérifie encore aujourd'hui, sauf qu'au total la philosophie, qui inspire admiration béate et ennui incommensurable, est un peu mieux traitée dans les éditions et les média. Mais nous sommes tombés depuis longtemps d'une authentique culture de l'esprit dans un "culture de masse" qui n'a de culturel que le nom, dans cet étalage sans bornes de vulgarité, d'absurdité et d'infantilisme qui marque notre époque. Disons, pour faire vulgaire, qu'il en faut pour tenir à la qualité.

Je ne suis ni génial ni spécialement talentueux. mais j'ai toiujours voué à la poésie une sorte de culte privé, sans religiosité ni mysticisme, tout profane et agreste, mais avec une sincérité totale. Cela ne suffit pas pour faire une oeuvre qui compte. J'ai passablment lu, mais surtout fréquenté quelques poètes, peu nombreux, mais immenses, et qui disent l'essentiel. Aussi me suis-je régulièrement frotté aux philosophes, du moins à ceux qui, comme Lucrèce, articulent merveilleusement création poiétique et philosophie visionnaire. Les autres ne m'ont jamais durablment intéressés, même si je reconnais volontiers leur grandeur littéraire. C'est qu'à vrai dire le "littéraire" ne m'intéresse plus depuis que j'ai découvert les penseurs de l'originaire, dont la rumination, voire le ressassement quasi obsessionnel qui a motivé leur pensée motive indéfinimlent la mienne. Si je parle de rumination et de ressassement c'est sans aucune intention critique, persuadé que les vraies questions n'admettent que peu de réponse, voire pas de réponse du tout, et que pourtant elles ne cessent de nous hanter. "Celui qui parle du Tao ne connaît pas le Tao". Il faut donc se taire, mais comme le Tao nous traverse et nous échappe comme le vent on ne peut que le sentir, si l'on est humain, et malgré soi en témoigner comme d'une expérience qui mériterait d'être partagée. Pourquoi Lao Tseu a-t-il rédigé le Tao Tö King, s'il fallait se taire? Les grandes oeuvres se reconnaissent à ceci : elles ne disent rien mais elles parlent interminablment à travers les vapeurs du silence - comme on l' a souvent remarqué au sujet de Pyrrhon et de Bouddha.

Ce blog se propose plus sérieusement d'entamer avec ceux qui voudront bien un dialogue original et novateur - dans la mesure où novation peut se concevoir en ce domaine si particulier d'une réflexion libre sur l'essence et la destination de la poésie, dont je pense, avec Hölderlin, qu'elles sont secrètement le destin de l'humanité. Les événements qui frappent l'imagination ne sont pas forcément ceux qui comptent. Et dans tout ce qui s'écrit, à chacun de déterminer ce qui compte.