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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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6 janvier 2023

VIDE MENTAL

 

C'est je crois Jean Cocteau qui a dit qu'on reconnaît le bonheur à l'ombre qu'il laisse. Ne sommes-nous donc heureux que lorsque le bonheur est passé ? Ne savons-nous l'apprécier quand il est là ? Peut-être que par un effet de superstition nous craignons de le nommer en présence : disant "je suis heureux", déjà je redoute de perdre ce qui n'est sans doute qu'un don des dieux, ou plus simplement, une conjonction de facteurs favorables. "Nous ne vivons jamais, nous espérons de vivre" (Pascal). Cette analyse ne vaut pas pour l'anxieux : pour lui demain n'est pas une chance de bonheur mais une somme d'incertitudes, de risques, de menaces. Son moment de bonheur à lui c'est, à la fin de la journée, de se dire "je m'en suis bien sorti, le pire n'est pas arrivé, mais allez savoir pour demain !". Et ainsi, de jour en jour, de moment en moment, il se faufile sous les dents de la roue, glissant et roulant une existence d'appréhension confuse et de souci.

J'en parle d'expérience. Mais il est une autre disposition, plus secrète, qui mérite considération, d'autant qu'elle n'a guère été décrite et analysée, du moins dans les nombreux ouvrages que j'ai pu lire. Maintenant que j'en suis sorti, qu'elle est résolument derrière moi comme un événement passé, je m'interroge : "que s'est-il donc passé ? Que m'est-il donc arrivé ? Qu'est-ce que cela signifie ?" Extérieurement il ne s'est passé, j'ai mené ma vie ordinaire, mais avec une crainte irrationnelle que le moindre changement puisse renverser ce précaire équilibre, qui n'est en fait qu'une stabilisation des forces, une immobilisation, une inertie. Le plus pénible c'était le figement de la pensée : plus d'images, plus d'idées, plus d'intuition, rien qui fasse relief et dynamise. La grisaille d'un demi-jour interminable, sans perspective, sans échappée. La conséquence immédiate d'un tel état c'est qu'il devient impossible d'écrire - hormis quelques rares moments de grâce, vite évanouis. "Il faut sauver la pensée" me disais-je - je suis en danger, je glisse dans un marécage bourbeux, il faut me resaisir. Certes, mais comment ? Comment fait-on ? Pour lutter contre ce marasme de vide mental je me suis mis à lire d'abondance - peut-être n'ai-je jamais autant lu que durant ces quelques mois, essentiellement des romans, qui exigent moins d'attention que la philosophie - mais ces livres ne réveillaient pas ma pensée, de plus j'oubliais tout, action, personnages, et tout le reste sitôt que je quittais le livre, et à vrai dire je serais bien en peine de dire ce que j'ai lu, quels titres, quel auteur, quelle époque, quelle intrigue. Je croyais me stimuler et je ne faisais que passer le temps.

Le plus étonnant dans cette affaire : je ne souffrais pas, je ne me plaignais de rien. Je n'étais pas heureux, c'est évident, ni positivement malheureux. Simplement tout était en moi comme figé, glacé, pesant, anesthésié. Je n'éprouvais pas même une angoisse ou une anxiété particulière, du moins consciemment, suspectant que cette angoisse ou cette anxiété se déroulassent en profondeur, imperceptibles, incompréhensibles, mais réelles. Mais je n'avais aucun moyen d'aller y voir. Le cauchemar mou continuait, en moi, malgré moi, contre moi.

Hormis le temps (qui est "galant homme" selon Schopenhauer) je ne vois nul remède à cet état. Mais, pour éviter le pire, je crois nécessaire de maintenir les rythmes, les activités, les relations, les sorties, même s'il faut quelque peu se forcer. Et attendre, à l'affût de circonstances plus favorables. Dans un de ses romans Murakami décrit le retrait forcené d'une jeune homme qui pendant six mois ne quitte plus sa chambre sauf pour chercher de la nourriture, ne va plus à l'Université, ne travaille plus, ne reçoit personne, ne lit plus. Que fait-il ? Rien - si ce n'est fixer le mur en face de sa chaise. Au bout de six mois il se relève, marche longuement dans les rues de la ville, reprend ses cours et le cours de sa vie. Que s'est-il passé ? Il n'en sait rien. La vraie question est plutôt : qu'est ce qui a changé ?

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Peut-être que le cerveau avait besoin de se reposer. Immobilité du sage, du zazen, de la montagne.
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