ES IST SO : C'EST AINSI
Devant le spectacle grandiose des cimes alpestres Hegel se serait écrié : "Es ist so !" - C'est ainsi ! C'est peut-être là, en ce lieu, à ce moment, la parole la plus juste du philosophe, un constat sans pathos, une vérité sans commentaires, à deux doigts du silence. En effet c'est ainsi, l'homme est peu de chose devant la gigantesque montagne, et plus encore, il y a dans l'épaisseur insondable des choses une sorte d'énigme que rien ne saurait réduire. Moment extatique, mais sans transcendance, sans exaltation : les choses sont les choses, et tout ce qu'on peut en dire est toujours décalé, superfétatoire. Il faudrait s'arrêter là, faire silence, contempler, accueillir, avant qu'une vaine curiosité, sous prétexte de science, ne vienne polluer la muette révélation.
Il m'est arrivé de connaître de tels instants, mais j'avoue que la haute montagne m'inspire une sorte d'effroi, une angoisse des hauteurs et des profondeurs, à la limite du vertige. Cela ne favorise pas la méditation. J'en suis toujours, je l'avoue, aux douces collines prévosgiennes, avec leurs courbes voluptueuses comme des anses, leurs vignobles à flanc de côteaux, leurs châteaux dormants, leurs forêts et leurs villages. Mais c'est là le spectacle de la douceur de vivre, de la convivialité, de la sécurité heureuse. C'est à tout cela que nous arrache la haute montagne, expérience du domaine extra-humain, du risque et de la solitude. Celui qui gagne ces hauteurs sait qu'il peut ne pas en revenir, et pourtant il ne peut s'empêcher d'aller y voir. Voir quoi ? C'est difficile à dire, et lui-même l'ignore peut-être, de découvrir que ce qu'il voit n'est que la face apparente de ce qu'il ne voit pas, et qu'il ne verra jamais. Ne croyons pas que la montagne cacherait quelque chose que l'on finirait par voir un jour, non, elle ne cache rien, elle "est", et c'est cet "être", précisément qui se dérobe. "Nature aime à se cacher" - le "aime" n'exprimant aucune préférence ou intentionalité, le "aime" exprime une manière d'être native et naturelle, une disposition. Oui Hegel a raison : c'est ainsi !
On a bien raison de distinguer le beau et le sublime. Le beau nous ravit et nous séduit, seul le sublime nous arrache d'un coup à la vie ordinaire et nous précipite dans l'extrême, dans l'immense, dans l'insondable, où se défont toutes nos catégories. Ce qui provoquera tantôt la jouissance, tantôt la terreur. Dans tous les cas il nous force à reconnaître que nos représentations ne sont que des représentations (le voile de Maya), et qu'au delà, ou en deçà, se tient un monde que nous ne connaissons pas, ne pouvons connaître, un monde du naître et du mourir, plus fort que nous et qui nous emportera.