DE LA DEPRESSION POST-ANALYTIQUE
Le sens ultime de la démarche psychanalytique s'énonce ainsi : où était cela je dois advenir (Freud : "wo es war soll ich werden"). Ce "dois" s'entend comme une sollicitation éthique, et non morale, car la morale n'exige rien de tel. Par "cela" on peut entendre tout ce qui préexiste au sujet, notamment les devoirs imposés par l'héritage familial, groupal, social, qui déterminent largement ses pensées, ses paroles et ses actes. Un "je" ne peut advenir qu'au prix d'un certain nombre de ruptures, de séparations par lesquelles, se détachant, il voit de mieux en mieux ce qu'il ne veut pas, pour prendre conscience enfin de ce qu'il veut. On me voulait ingénieur, je suis devenu philosophe - ce qui n'a fait plaisir à personne. Prendre conscience de son désir fondamental, l'affirmer dans sa conduite, voilà qui est un immense progrès psychique : cela ne garantit ni la réussite ni le bonheur, mais au moins l'accord avec soi-même qui est un bien inestimable : c'est là que le sujet peut authentiquement dire "je".
Pourtant la fin d'une analyse provoque souvent une sorte de dépression, je l'appellerai dépression post-analytique, comme si les remarquables acquis de la cure, soudain, apparaissaient incertains, fragiles, trompeurs. C'est une figure du désenchantement que pourtant le sujet avait cru dépassé à jamais. Cela revient encore, dans un champ supposé vierge de tout attachement pathologique, cela revient, et cela vous désespère. Et le sujet s'écrie douloureusement comme Don Diègue dans "Le Cid" : "N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?". Que s'est-il donc passé ? Reconnaître et affirmer la singularité du sujet, faire résonner la voix de ce "je" enfin parvenu à l'autonomie, voilà qui semblait ouvrir toutes les portes, permettre toutes les audaces - et le résultat tangible de cette affaire c'est que rien n'a changé, le monde est le monde, les autres sont les autres, et moi je suis moi, rien que moi. Etre écouté sans réserve pendant des années par quelqu'un qui ne vous juge pas, explorer pendant des années ses rêves, ses symptômes, ses pensées les plus secrètes, comment ne pas se sentir extrêmement intéressant, définitivement unique, porté à croire que ce que je suis, ce que je pense, ce que je désire est la chose la plus importante du monde. Illusion égocentrique, proprement vertigineuse : on échange une névrose banale contre un autisme distingué !
Je connais d'anciens analysants qui en sont toujours là : ils parlent, ils parlent, ils ne vous voient pas, ne vous écoutent pas, tournant en rond dans un vortex de paroles qui ne s'adressent à personne !
Dépression post-analytique, disais-je, douloureuse, humiliante, mais nécessaire : si vous en restez à l'affirmation mégalomaniaque du "je" où est le bénéfice ? Il faut manifestement en passer par une sorte de désubjectivation - Lacan disait : un "désêtre" - ou, si l'on veut, par l'expérience universalisée du "pas tout" : je ne sais pas tout, je ne peux pas tout, d'ailleurs l'autre non plus, qu'il soit humain ou divin. "Pas plus" disaient les Grecs. C'est une forme d'humilité profane, accueillante et bienfaisante, la seule peut-être qui puisse nous réconcilier avec l'humanité.