SUR LE DISCOURS DE L'ETRE
" Nous devons demeurer sans opinion, sans inclinations, sans agitation, disant sur chaque chose qu'elle n'est pas plus qu'elle n'est pas, ou qu'elle est et qu'elle n'est pas, ou bien ni qu'elle est ni n'est pas".
Voici donc les quatre propositions qui épuisent le discours de l'Etre :
L'Etre est
L'Etre n'est pas
L'Etre est et n'est pas
Ni l'Etre est ni il n'est pas.
Ou mallon : pas plus ceci que cela, jusqu'à exclure toute proposition affirmative ou négative. Ni Etre ni Non-Etre.
Pourquoi cette machine de guerre ? Pour lever tous les travestissements, débusquer tous les replis où la pensée de l'Etre pourrait se réfugier. Il s'agit de rompre définitivement avec la philosophie dominante, celle qui prétend assurer une certitude en la fondant sur une chimère : Etre, substance, Idée du Bien, Dieu, âme immortelle etc. L'affaire est plus difficile qu'il n'y paraît ; par toutes les fibres de son "être" l'homme exige la permanence et la stabilité de l'Etre. Que devenons-nous, par Zeus, si on retire le fondement, fût-il illusoire, à qui est plongé sans recours dans l'incertitude du temps ? Principe sélectif : soit on se fige et s'entête, soit on fait le grand saut. Volentem fata ferunt, nolentem trahunt - le destin porte celui qui consent, entraîne celui qui refuse (Sénèque).
Il est bien vrai, en ce décours, que la pensée, les croyances et les convictions ne font rien à la chose : que je croie ou non à l'Etre, à la permanence, à l'immortalité, je suis emporté par le temps et condamné à mort. Le réel au moins met tout le monde d'accord, au moins dans les faits. Car enfin, que je sache, nul n'est jamais sorti de sa tombe pour témoigner auprès de nous des splendeurs de l'au-delà !
J'ai proposé, il y a quelque temps déjà, le concept de "surface absolue" : pas d'au delà, pas d'en deçà, mais la surface immensément étendue des apparences, qui ne sont pas rien mais dont la nature est d'apparaître, et de disparaître. Ou encore imaginez une immense coulée qui charrie les choses, toutes les choses, sans début et sans fin. De telles conceptions sont totalement étrangères au souci politique et moral, aux affaires humaines. Mettons qu'elles soient "métaphysiques", mais dans un sens différent de l'usage ordinaire : une vision du réel qui excède et contredit toutes nos représentations. Elles ne relèvent point d'un savoir, mais creusent dans le savoir une brèche, qui, s'ouvrant de plus en plus, donne accès, toutes affaires cessantes, au silence.
"Pour ceux qui se trouvent dans ces dispositions ce qui en résultera, dit Timon, c'est d'abord l'aphasie, puis l'ataraxie" (Texte d' Aristoclès sur Pyrrhon et son disciple Timon).