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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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28 avril 2021

DU PESSIMISME

 

Le pessimisme grec - il existe bel et bien, sans être la tendance dominante - s'exprime majestueusement dans Sophocle, Oedipe à Colone, Chant du Choeur, entre le quatrième et le cinquième épisode :

            "Mieux vaut cent fois n'être pas né ;

            Mais s'il nous faut voir la lumière,

            Le moindre mal encore est de s'en retourner

            Là d'où l'on vient, et le plus tôt sera le mieux".

Cette ultime tragédie écrite au soir d'une longue vie de poète est une sorte de méditation en actes, grave et désabusée, sur la douleur d'exister, incarnée par un Oedipe aigri et colérique, traînant son destin de misère, avant qu'une intervention divine ne vienne à la fin le délivrer. N'a-t-il pas été, dès le début de sa vie, le jouet du sort, lui qui, croyant agir librement, n'a fait que céder malgré lui aux forces obscures qui le déterminent. Le pessimisme tient peut-être dans cette formule : la liberté est un leurre et le monde est mauvais. Ou encore : ce monde est le plus mauvais possible, à jamais réfractaire à toute tentative d'amélioration. Il faut bien comprendre que, pour les Grecs, les dieux sont essentiellement persécuteurs, haineux, jaloux, vindicatifs. D'eux il ne faut rien attendre de positif, le mieux que l'on puisse faire c'est de les amadouer par des sacrifices et des offrandes. Voyez l'épisode fameux où Apollon décime à coups de flêches l'armée achéenne, au motif qu'on aurait oublié de le vénérer. Sans parler de l'effroyable carnage diligenté par Dionysos dans "Les Bacchantes" d'Euripide : ce dieu "le plus doux" se révèle à la fin "le plus terrible", au sens fort du terme.

La terre est aride, la mer "inféconde", les dieux inspirent la terreur, les hommes s'entredéchirent, tout justifie en somme le point de vue pessimiste : oui, décidément, ce monde est le plus mauvais possible.

Dans la Lettre à Ménécée, Epicure reprend la formule de Sophocle citée plus haut, mais pour la renverser : " Bien pire encore celui qui dit qu'il est beau "de n'être pas né", mais "si l'on naît, de franchir au plus tôt les portes de l'Hadès". Car s'il est convaincu de ce qu'il dit, comment se fait-il qu'il ne quitte pas la vie ?". Epicure met le doigt sur la plaie, je veux dire sur l'inconséquence du pessimiste. Si le pessimisme est d'abord une humeur, une disposition du thumos qui en tant que telle a sa légitimité, il ne peut sans contradiction se poser comme une doctrine philosophique. Estimer que le pire est toujours sûr c'est encore une forme subtile de confort, qui évite au sujet l'inconfort angoissant de l'incertitude. En outre on rencontre parfois des gens qui tiennent les propos les plus désabusés, les plus cyniques, et qui s'aménagent par ailleurs l'existence la plus douillette, cultivant un sybaritisme distingué. Il y a ce que nous disons, et ce que nous faisons, et les deux s'accordent fort mal, voire pas du tout.

Le pessimisme, chez les Grecs, est fortement combattu par une autre tendance, apollinienne si l'on veut, artiste et formatrice, qui fait qu'au milieu du chaos qui régnait perpétuellement dans leur monde, la soif de savoir, le goût de la beauté, et parfois un fragile équilibre politique ont pu librement se déployer. Tout cela est déjà dans Homère : de sobres pages, merveilleuses d'équilibre, qui disent le plaisir d'exister, sur fond de cruauté et d'horreur. En dépit de tout la malignité des dieux ne peut venir à bout de l'instinct de vie.

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Commentaires
D
"Expriment leur force", désolé. pour la coquille.<br /> <br /> L'affaire soit ou suit son cours ? Que l'affaire soit son cours, je trouve ça digne de la plus haute sagesse puisque se trouve abolie toute division.
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G
Excellentes remarques. Je proposais la formule "le tragique est d'abord douleur" parce que c'est sous les espèces de la déchirure que le réel fait son entrée dans la sphère subjective. Il faut, par la suite, faire un sacré travail pour se hisser au niveau d'une compréhension d'ensemble - ce que tu appelles "lucidité tragique", terme qui me convient à la perfection. Une lucidité sans pathos ni désespoir, et si possible sans attente particulière. :"Es ist so" ou : l'affaire soit son cours !
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D
"Le tragique est d'abord douleur". <br /> <br /> Je crois que cela mérite des approfondissements. Sur le plan du Tout de la réalité, le réel est tragique en ceci qu'il est insignifiant, "pas plus ceci que cela". Son insignifiance est l'indifférence même qu'on peut bien souvent observer dans la nature comme tu l'as souvent pointé.<br /> <br /> <br /> <br /> De quoi la douleur tragique parle-t-elle ? Peut-être exprime-t-elle la perte du sens, la chute et le désarroi devant une irrémédiable faille qui troue le caractère sphérique et plein du monde mais aussi du narcissisme archaïque. Mais cette faille existait avant soi donc il n'y a jamais eu de perte sinon du point de vue de l'idéal. C'est à cet égard que le pessimisme comme interprétation peut rencontrer le tragique. <br /> <br /> Mais parler du pire revient à se placer du point de vue de la perte qui est d'abord imaginaire car le réel ne perd rien ni ne gagne rien. La perspective tragique fait ici l'objet d'une "récupération" affective et partant, devient un "discours pessimiste". Mais ce n'est qu'un discours. Et c'est bien ce qu'Epicure a repéré chez les fâcheux et les hypocrites qui louent le suicide sans jamais passer à l'acte. Le discours du pire est réactif dès lors qu'il ne débouche pas sur un silence. C'est là le génie de Rosset dans sa "Logique du pire" d'avoir parlé du réel, du tragique, de manière silencieuse car on ne peut rien en dire.<br /> <br /> <br /> <br /> La douleur ? Un critère ? Certainement, comme une butée indépassable comme cette "grande souffrance" dont parle Nietzsche qui tout en initiant à l'impermanence suscite et mobilise les forces de vie et de création. Cependant, on notera que certains souffrent (beaucoup) et continuent d'espérer et demeurent optimistes ; et d'autres comme Clément Rosset n'attendent rien du réel et exprime leur force vitale sur le mode de la joie tragique. <br /> <br /> <br /> <br /> Il y a sans doute autre chose qui pourrait s'appeler "lucidité tragique", laquelle lucidité (ou intuition) ramène la pensée à cet échiquier du réel sur lequel chacun "joue" sa partie comme il peut. Qu'en penses-tu ?<br /> <br /> Désolé d'avoir été un long.
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G
Tout à fait d'accord sur l'opposition entre position tragique et pessimisme. Mais on ne peut oublier que le tragique est d'abord douleur (la mort du bouc), irruption de l'insupportable. C'est la porte d'entrée. Le pessimiste en reste là. L'esprit tragique, sans rien nier, se propose de voir ce qui est dans toutes ses dimensions.
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D
Superbe texte qui articule les deux polarités, destruction et création, Thanatos et Eros dans un même mouvement, dans un même récit comme chez Homère. <br /> <br /> <br /> <br /> En cela, le tragique et le pessimisme diffèrent ; le premier est conscience ou intuition implacable du réel, le second interprétation sous l'angle du pire. Le premier semble dire : "il n'y a pas plus d'ordre que de désordre ou encore "l'ordre n'est qu'un cas particulier du désordre" (Marcel Conche à propos de Lucrèce), ces deux termes n'étant que des métaphores faisant signe vers l'insignifiance ontologique des choses. Le second affirme et juge : il y a un ordre et celui-là est le pire.<br /> <br /> <br /> <br /> En d'autres termes, l'intuition tragique concerne le Tout (destruction/ création : une seule et même chose) ; le caractère pessimiste concerne le moi comme processus d'assimilation de la réalité, comme régime interprétatif. Le pessimiste est un idéaliste déçu, mais un idéaliste quand même. Voyez la fascination du jeune Schopenhauer pour Platon et pour Kant avec sa "chose en soi". C'est ce que Nietzsche a reniflé dans l'haleine de son "éducateur", dans l'ascétisme de son orientalisme, dans sa reprise platonicienne du désir comme manque, bref, son nihilisme. <br /> <br /> <br /> <br /> On ne dira rien de l'optimiste, cet "imbécile heureux".
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