DU PESSIMISME
Le pessimisme grec - il existe bel et bien, sans être la tendance dominante - s'exprime majestueusement dans Sophocle, Oedipe à Colone, Chant du Choeur, entre le quatrième et le cinquième épisode :
"Mieux vaut cent fois n'être pas né ;
Mais s'il nous faut voir la lumière,
Le moindre mal encore est de s'en retourner
Là d'où l'on vient, et le plus tôt sera le mieux".
Cette ultime tragédie écrite au soir d'une longue vie de poète est une sorte de méditation en actes, grave et désabusée, sur la douleur d'exister, incarnée par un Oedipe aigri et colérique, traînant son destin de misère, avant qu'une intervention divine ne vienne à la fin le délivrer. N'a-t-il pas été, dès le début de sa vie, le jouet du sort, lui qui, croyant agir librement, n'a fait que céder malgré lui aux forces obscures qui le déterminent. Le pessimisme tient peut-être dans cette formule : la liberté est un leurre et le monde est mauvais. Ou encore : ce monde est le plus mauvais possible, à jamais réfractaire à toute tentative d'amélioration. Il faut bien comprendre que, pour les Grecs, les dieux sont essentiellement persécuteurs, haineux, jaloux, vindicatifs. D'eux il ne faut rien attendre de positif, le mieux que l'on puisse faire c'est de les amadouer par des sacrifices et des offrandes. Voyez l'épisode fameux où Apollon décime à coups de flêches l'armée achéenne, au motif qu'on aurait oublié de le vénérer. Sans parler de l'effroyable carnage diligenté par Dionysos dans "Les Bacchantes" d'Euripide : ce dieu "le plus doux" se révèle à la fin "le plus terrible", au sens fort du terme.
La terre est aride, la mer "inféconde", les dieux inspirent la terreur, les hommes s'entredéchirent, tout justifie en somme le point de vue pessimiste : oui, décidément, ce monde est le plus mauvais possible.
Dans la Lettre à Ménécée, Epicure reprend la formule de Sophocle citée plus haut, mais pour la renverser : " Bien pire encore celui qui dit qu'il est beau "de n'être pas né", mais "si l'on naît, de franchir au plus tôt les portes de l'Hadès". Car s'il est convaincu de ce qu'il dit, comment se fait-il qu'il ne quitte pas la vie ?". Epicure met le doigt sur la plaie, je veux dire sur l'inconséquence du pessimiste. Si le pessimisme est d'abord une humeur, une disposition du thumos qui en tant que telle a sa légitimité, il ne peut sans contradiction se poser comme une doctrine philosophique. Estimer que le pire est toujours sûr c'est encore une forme subtile de confort, qui évite au sujet l'inconfort angoissant de l'incertitude. En outre on rencontre parfois des gens qui tiennent les propos les plus désabusés, les plus cyniques, et qui s'aménagent par ailleurs l'existence la plus douillette, cultivant un sybaritisme distingué. Il y a ce que nous disons, et ce que nous faisons, et les deux s'accordent fort mal, voire pas du tout.
Le pessimisme, chez les Grecs, est fortement combattu par une autre tendance, apollinienne si l'on veut, artiste et formatrice, qui fait qu'au milieu du chaos qui régnait perpétuellement dans leur monde, la soif de savoir, le goût de la beauté, et parfois un fragile équilibre politique ont pu librement se déployer. Tout cela est déjà dans Homère : de sobres pages, merveilleuses d'équilibre, qui disent le plaisir d'exister, sur fond de cruauté et d'horreur. En dépit de tout la malignité des dieux ne peut venir à bout de l'instinct de vie.