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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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10 février 2021

"CE QU'ON NE PEUT DIRE..."

 

 

"Ce qu'on ne peut dire il faut le taire". Etrange formule, car elle semble énoncer un truisme : si je ne peux dire ne suis-je pas condamné au silence ? Pourquoi dès lors faire un précepte de ce qui se produit spontanément ? Mais les choses sont plus compliquées, et l'on voit que c'est le domaine, précisément, où le dire échoue à dire, que les hommes affectionnent le plus : l'inconnu, le mystérieux, le fabuleux, l'imaginaire, l'indicible ou l'ineffable. Tout cela est séduisant, attirant, mais en toute rigueur impossible à dire. L'abondance du discours dissimule son inanité, entretenant à l'infini les illusions du désir. Wittgenstein nous dit : arrêtez de rêver, considérez ce qui peut faire l'objet d'un discours de raison, éliminez tout le reste : sachez vous taire.

Le vrai problème est de déterminer pourquoi on ne peut dire. Cela peut être en raison d'un interdit, ou d'une réserve, ou de la pudeur. Dans ce cas, à défaut de dire tout haut ce qu'il sait, le sujet peut du moins se le dire à lui-même. En second lieu on peut ne pas dire parce que les mots manquent : le sujet expérimente une sorte de vertige intellectuel, pressentant le lieu de la vérité sans parvenir à la formuler. Quand le mot exact est enfin trouvé, il se produit une sorte de libération. C'est ce qui se passe notamment en psychothérapie dont tout le  ressort est dans le langage : passer du langage aliéné à une parole de vérité, en laquelle le sujet peut se reconnaître. Celui qui ne pouvait dire, empêché par sa souffrance, sa peur et ses idées fausses, apprend à dire, et à se dire, dans des mots qui sont devenus les siens.

Tel qui fut abusé dans son enfance, ne pouvant dire, s'est enfoncé dans le silence, puis la dénégation, voire le déni, perpétuant une douleur à l'infini. Rendez lui, par une véritable écoute, l'accès au dire, vous lui ouvrez la porte de la liberté.

Mais il y a encore un autre cas : on ne peut dire parce que l'objet se dissimule, et tout en étant effectif et agissant, il échappe à la prise. Dans les sociétés d'autrefois on disposait d'un signifiant en excès qui contenait en soi le mystère de la nature (le mana), l'efficience des esprits, le suprème danger (le tabou), la force de la malédiction et de la guérison. Ce n'est évidemment pas une connaissance positive mais c'est un moyen ingénieux de nommer l'inconnaissable en inventant des procédures rituelles pour se concilier le faste et le néfaste.  Dans un tel système de pensée on ne peut aller au delà de la nomination, qui en tant que telle est supposée produire les plus grands effets : on dit, on ne sait pas au juste ce qu'on dit, mais ce qu'on dit situe, révèle, donne sens, agit sur les êtres de la nature. En tous les cas il n'est pas question de se taire : le monde serait désenchanté, le gibier inaccessible, la vie des hommes impossible.

Plus je réfléchis à cette question, plus il me semble, contre Wittgenstein, qu'il faut tenter de dire, même ce qu'on n'arrive pas encore à dire. S'il importe de faire preuve de mesure à l'égard d'autrui, qu'au moins le sujet apprenne à se dire à lui-même ce qu'il ressent, qu'il éprouve et qu'il pense. Si la franchise (dire librement à autrui) est conditionnelle, la sincérité (se dire le vrai à soi-même) devrait être inconditionnelle. C'est une maxime sévère et difficile - nouvelle version de la parrhèsia antique.

 

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